« Sauf qu’elle ne pouvait pas l’admettre, pas devant son père squelettique, jaune et relié à une bouteille d’oxygène. Si bien qu’elle a hoché la tête et dit qu’elle l’apporterait la prochaine fois.
« En rentrant chez elle, elle a fouillé dans son placard comme si elle s’attendait à retrouver le portrait à l’intérieur alors qu’elle savait très bien qu’il n’y était plus. Elle est même allée interroger l’œuvre de bienfaisance, mais la peinture avait dû être vendue ou recyclée depuis longtemps. Et donc, quand elle est retournée à l’hôpital le lendemain, son père a été déçu, et elle a trouvé une excuse et promis de se rappeler de l’apporter le lendemain, un mensonge qui n’a fait qu’amplifier sa honte. Et chaque jour, elle est retournée à l’hôpital, chaque jour, elle a trouvé son père plus faible et plus effrayé que la veille, chaque jour, il a réclamé la peinture et elle lui a promis de l’apporter. Bien entendu, il est mort sans l’avoir revue. »
Il n’y avait aucun bruit, à part le gémissement de la coque. Des fragments d’Arc tombaient plus souvent, à présent, leurs traces radar traversant l’affichage comme de lumineuses gouttes de pluie bleue. Turk a longtemps gardé le silence, puis il a dit : « C’est le fardeau d’Allison…, de l’Allison originale. Elle a vécu et est morte avec. Tu n’as pas besoin de le porter pour elle.
— Pas davantage que tu n’as besoin de porter le fardeau de cette mort d’il y a longtemps.
— Tu ne vois aucune différence ? »
Il continuait à esquiver la vérité et n’avait pas compris pourquoi j’avais raconté cette histoire. J’ai donc essayé de le lui faire comprendre sans ménagements.
« Pense à cet Arc temporel, dans le désert d’Équatoria. Il n’est pas comme les Arcs qui relient deux mondes, les Arcs temporels n’ont jamais été faits pour les êtres humains. Ce sont des appareils qui servent aux Hypothétiques pour conserver les informations au fil du temps. Ils les sauvegardent en les dupliquant. Les Hypothétiques t’ont
Turk m’a dévisagée. Un instant, il a semblé très en colère. Et un instant, j’ai eu peur de lui.
Puis il s’est levé pour aller à l’arrière de l’avion, dans les ténèbres, me laissant seule avec le rugissement de la tempête.
Les impacts de débris ont peu à peu diminué les jours suivants et, au bout d’une semaine, le radar de l’appareil ne détectait plus au-dessus de l’atmosphère qu’un éparpillement de poussière et de fragments. Sur Terre, il ne restait de l’Arc que deux piliers fracturés plantés dans l’océan Indien, le plus haut montant à mille cinq cents mètres au-dessus de la mer. La Terre était à présent complètement isolée, aussi seule dans l’univers que pendant tous les millénaires ayant précédé le Spin.
Turk et moi n’avons pas parlé de ce que nous nous étions dit au cours de cette soirée difficile. Nous avons préféré trouver du réconfort dans les mots simples et la chaleur simple. Peut-être étions-nous faux, n’avions-nous rien d’authentique, mais au moins nous comprenions-nous l’un l’autre. Chacun de nous fournissait une présence à la vacance de l’autre. Nous avons essayé de faire comme si le temps ne passait pas.
Mais il passait. Les réserves de l’appareil ont commencé à s’épuiser. Et quand il est devenu impossible de remettre à plus tard, Turk a rompu les amarres qui nous reliaient à notre île rocheuse et nous a élevés au-dessus des nuages les plus hauts, à une altitude où on voyait les étoiles.
Je ne voulais pas m’arrêter là. Je voulais aller là où notre avion ne pouvait pas nous emmener. Je voulais m’aventurer entre ces soleils et ces mondes lointains. Je voulais faire des pas de géant d’étoile en étoile, comme les Hypothétiques.
C’était impossible, bien entendu. Nous ne pouvions même pas rentrer chez nous. Nous n’avions pas de chez nous. Nous n’avions que Vox, si Vox existait encore. Aussi sommes-nous partis vers le sud, avec l’aube à tribord et les ruines de l’histoire derrière nous, sans rien devant nous que l’étrangeté et de vagues espoirs.
29
Sandra et Bose
Pour Sandra, qui attendait Bose derrière la vitrine du restaurant, les minutes défilaient comme les wagons d’un train interminable. Quinze minutes. Trente. Quarante. On fait ce truc insensé, se dit-elle, et voilà que ça se passe mal. Dehors, la tempête s’apaisa, puis reprit des forces. C’était le prix à payer pour toutes ces semaines d’implacable chaleur sèche, le rétablissement d’un effroyable équilibre karmique.