de retour sur mon siège, une cage en mouvement, les paupières closes : il n’y a rien à faire j’ai beau être épuisé lamentable à demi ivre la vessie vidée je ne parviens pas à persuader Morphée de m’emporter loin de ce train pour quelque temps, retrouver Andrija dans un rêve héroïque, Stéphanie dans un songe érotique, ou même un cauchemar inspiré par les milliers de morts dans la mallette aux photographies d’horreur, je rouvre les yeux, le petit couple des mots croisés est bien sage, bien tranquille, elle dort la tête sur l’épaule de son compagnon, lui lit, voilà ce que je devrais faire, reprendre mon livre, retrouver Intissar et les Palestiniens célestes, je me souviens enfant avec ma sœur pour passer le temps au cours des longs trajets en voiture nous jouions à deviner la provenance et la destination des automobiles que nous croisions, d’où vient le petit couple de cruciverbistes de l’autre côté du couloir, où va-t-il, c’est trop simple dans un train je sais qu’ils sont montés à Milan et vont à Florence ou à Rome, mais pour quoi faire, j’ai l’impression que lui est professeur, enseignant de quelque chose, de violon pourquoi pas — oui, voilà, il est professeur de violon, il a une tête de violoneux il me rappelle un ami de ma mère, avec lequel elle jouait de la musique de chambre, sa compagne a été son élève, c’est certain, bien qu’elle ait plutôt une apparence de harpiste ou de flûtiste : pantalon en velours côtelé, chemisier fleuri, cheveux longs pas trop trop propres, ou du moins pas aussi propres qu’ils auraient pu l’être si cette femme avait été, disons, pianiste ou altiste, être espion vous rend observateur — souvent, plongé boulevard Mortier dans le siège de l’obscur et du caché, de l’information stratégique ou triviale, on oublie où l’on se trouve, le métier devient la routine, les enquêtes, les recoupements, les fiches, les synthèses, les comptes rendus, les correspondants, les barbouzes, les agents, les amis, les ennemis, l’intoxication, les sources, la manipulation, le renseignement humain, technologique, tout cela se mêle dans la normalité, le quotidien, comme un employé municipal note dans le grand registre d’état civil, sans que cela l’affecte le moins du monde, les naissances, les décès, les mariages, les divorces, les adoptions, les mentions marginales : la passion du début s’est vite effacée, Lebihan l’homme des huîtres et de la pelade avait raison, il me disait en se grattant