J'ai souvent réfléchi sur ces apparitions, lesquelles sont seules auxquelles tu puisses prétendre, mais plus belles que celles que tu as coutume, dans le désespoir des nuits chaudes, de solliciter. Mais alors que tu as coutume, quand tu doutes de Dieu, de souhaiter que Dieu se montre à la façon d'un promeneur qui te rendrait visite — et qui rencontrerais-tu alors sinon ton égal et semblable à toi ne te conduisant nulle part et t'enfermant ainsi dans sa solitude — alors que tu souhaites non l'expression de la majesté divine mais spectacle et fête foraine dont tu ne recevrais qu'un plaisir vulgaire de fête foraine et ta déception toute hérissée contre Dieu. (Et comment ferais-tu une preuve de tant de vulgarité?) Alors que tu souhaites que quelque chose descende vers toi, te visite à ton étage tel que tu es, s'humiliant ainsi à toi et sans raison, et tu ne seras jamais exaucé, comme il en fut de mon enquête vers Dieu, s'ouvrent bien au contraire les empires spirituels et t'éblouissent les apparitions qui sont non pour les yeux ni pour l'intelligence mais pour le cœur et pour l'esprit, si tu fais effort d'ascension et accèdes à cet étage où ne sont plus les choses mais les nœuds divins qui les nouent.
Et voici que tu ne peux même plus mourir, car mourir c'est perdre. Et abandonner en arrière. Et il ne s'agit pas d'abandonner mais te confondre en. Et toute ta vie est remboursée.
Et tu le sais bien, toi, d'un incendie où tu as mesuré la mort pour sauver des vies. Toi d'un naufrage.
Et tu les vois mourir acceptant leur mort, les yeux ouverts sur la connaissance véritable, ceux-là qui eussent rugi, volés, frustrés et bafoués pour un sourire tourné ailleurs.
Dis-leur qu'ils se trompent: ils vont rire.
Mais toi, sentinelle endormie, non parce que tu as abandonné la ville mais parce que la ville t'a abandonnée, il me vient, devant ton visage d'enfant pâle, l'inquiétude de l'empire s'il ne peut plus me réveiller mes sentinelles.
Mais certes je me trompe recevant dans sa plénitude le chant de la ville et découvrant noué ce qui pour toi se divisa. Et je sais bien qu'il te fallait attendre, droit comme le cierge, pour en être récompensé à ton heure par ta lumière et ivre tout à coup de tes pas de ronde comme d'une danse miraculeuse sous les étoiles dans l'importance du monde. Car il est là-bas dans l'épaisse nuit des navires qui déchargent leurs cargaisons de métaux précieux et d'ivoire, et il se trouve, sentinelle sur les remparts, que tu contribues à les protéger et à embellir d'or et d'argent l'empire que tu sers. Car il est quelque part des amants qui se taisent avant d'oser parler et ils se regardent et voudraient dire… car si l'un parle et si l'autre ferme les yeux c'est l'univers qui va changer. Et tu protèges ce silence. Car il est quelque part ce dernier souffle avant la mort. Et ils se penchent pour recueillir le mot du cœur et la bénédiction pour toujours que l'on enfermera en soi, l'ayant reçue, et tu sauves le mot d'un mort.
Sentinelle, sentinelle, je ne sais où s'arrête ton empire quand Dieu te fait la clarté d'âme des sentinelles, ce regard sur cette étendue à laquelle tu as droit. Et peu m'importe que tu sois en d'autres instants tel qui rêve de la soupe en grommelant dans sa corvée. Il est bon que tu dormes et il est bon que tu oublies. Mais il est mauvais qu'oubliant tu laisses crouler ta demeure.
Car la fidélité c'est d'être fidèle à soi-même.
Et moi je veux sauver non toi seul mais tes compagnons. Et obtenir de toi cette permanence intérieure qui est d'une âme bien bâtie. Car je ne détruis pas ma maison lorsque je m'en éloigne. Ni ne brûle mes rosés si je cesse de les regarder. Elles demeurent disponibles pour un nouveau regard qui bientôt les fera fleurir.
J'enverrai donc mes hommes d'armes se saisir de toi. Tu seras condamné à cette mort qui est la mort des sentinelles endormies. Il te reste de te reprendre et d'espérer de t'échanger, par l'exemple de ton propre supplice, en vigilance des sentinelles.
CIX
Car certes il est triste que celle-là que tu observes tendre et pleine de naïveté, de confiance et de pudeur se puisse trouver menacée par le cynisme, l'égoïsme ou la fourberie qui exploitera cette grâce fragile et cette foi toute consentie, et il peut arriver que tu la souhaites plus avertie. Mais il ne s'agit point de souhaiter que soient méfiantes, averties ou avares de dons les filles de chez toi, car tu auras ruiné, en les créant telles, ce que tu prétendais abriter. Certes toute qualité comporte les ferments de sa destruction. La générosité, le risque du parasite qui l'écœurera. La pudeur, le risque de la grossièreté qui la ternira. La bonté, le risque de l'ingratitude qui la rendra amère. Mais toi, pour le soustraire aux risques naturels de la vie, tu souhaites un monde déjà mort. Et tu interdis d'édifier un temple qui soit beau par horreur des tremblements de terre qui détruiraient alors un beau temple.