Sentinelle, si tu veilles te voilà mon égale. Car la ville repose sur toi et sur la ville repose l'empire. Certes j'agrée que si je passe tu t'agenouilles, car ainsi vont les choses, et la sève de la racine vers le feuillage. Et il est bon que monte vers moi ton hommage car c'est circulation du sang dans l'empire, comme de l'amour du marié vers la mariée, comme du lait de la mère vers l'enfant, comme du respect de la jeunesse vers la vieillesse, mais où vas-tu me dire que quelqu'un reçoive quelque chose? Car d'abord moi-même je te sers.
C'est pourquoi, de profil, quand tu t'appuies contre ton arme, ô mon égal en Dieu, car qui peut distinguer les pierres de la base et de la clef de voûte, et qui peut se montrer jaloux de l'une ou de l'autre? C'est pourquoi j'ai le cœur qui me bat d'amour à te regarder sans que soit rien qui m'empêche de te faire saisir par mes hommes d'armes.
Car voilà que tu dors. Sentinelle endormie. Sentinelle morte. Et je te regarde avec épouvante car en toi dort et meurt l'empire. Je le vois malade à travers toi, car est mauvais ce signe, qu'il me délègue des sentinelles pour dormir…
«Certes, me dis-je, le bourreau fera son office et noiera celui-là dans son propre sommeil…» Mais me venait dans ma pitié un litige nouveau et inattendu. Car seuls les empires forts tranchent la tête des sentinelles endormies, mais ceux-là n'ont plus le droit de rien trancher qui ne délèguent plus que des sentinelles pour dormir. Car il importe de bien comprendre la rigueur. Ce n'est point en tranchant les têtes des sentinelles endormies que l'on réveille les empires, c'est quand les empires sont réveillés que sont tranchées les têtes des sentinelles endormies. Et ici encore tu confonds l'effet et la cause. Et de voir que les empires forts tranchent les têtes, tu veux créer ta force en les tranchant, et tu n'es qu'un bouffon sanguinaire. Fonde l'amour et tu fondes la vigilance des sentinelles et la condamnation de celles-là qui dorment, car elles se sont d'elles-mêmes tranchées déjà d'avec l'empire.
Et tu n'as rien pour te dominer sinon la discipline qui te vient de ton caporal, lequel te surveille. Et les caporaux n'ont de discipline, s'ils doutent de soi, que celle qui leur vient de leurs sergents, lesquels les surveillent. Et les sergents des capitaines, lesquels les surveillent. Et ainsi jusqu'à moi, qui n'ai plus que Dieu pour me gouverner et qui demeure, si je doute, en porte à faux dans le désert.
Mais je veux te dire un secret et qui est celui de la permanence. Car si tu dors ta vie est suspendue. Mais elle est suspendue de même quand te viennent ces éclipses du cœur qui sont secret de ta faiblesse. Car autour de toi rien n'a changé et tout a changé en toi-même. Et te voici devant la ville, toi sentinelle, mais non plus appuyé contre la poitrine de ta bien-aimée à écouter les battements du cœur que tu ne distingues point d'avec son silence ou son haleine car tout n'est que signe de cette bien-aimée, laquelle est une, mais perdu parmi des objets en vrac que tu ne sais plus réunir en un, soumis aux airs nocturnes qui se contredisent les uns les autres, à ce chant de l'ivrogne qui nie la plainte du malade, à cette lamentation autour de quelque mort qui nie le cri du nouveau-né, à ce temple qui nie cette cohue de foire. Et tu te dis: «Qu'ai-je affaire de tout ce désordre et de ce spectacle incohérent?», car si tu ne sais plus qu'il est ici un arbre, alors racines, tronc, branches et feuillage n'ont plus de commune mesure. Et comment serais-tu fidèle quand il n'est plus personne pour recevoir? Je sais de toi que tu ne dormirais point si tu veillais quelque malade que tu aimerais. Mais s'est évanoui celui que tu eusses pu aimer et il s'est fait matériaux en vrac.
Car s'est défait le nœud divin qui noue les choses.
Mais je te désire fidèle à toi-même, sachant que tu vas revenir. Je ne te demande point de comprendre ni de ressentir dans chaque instant, sachant trop que l'amour même le plus ivre est fait de traversées de tant de déserts intérieurs. Et devant la bien-aimée elle-même tu te demandes: «Son front est un front. Comment puis-je l'aimer? Sa voix est cette voix. Elle a dit ici cette sottise. Elle a fait ici ce faux pas…» Elle est somme qui se décompose et ne peut plus t'alimenter, et bientôt tu la crois haïr. Mais comment la haïrais-tu? Tu n'es même pas capable d'aimer.
Mais tu te tais car tu sais bien obscurément qu'il ne s'agit là que d'un sommeil. Ce qui est, dans l'instant, vrai de la femme, est vrai du poème que tu lisais ou du domaine ou de l'empire. Te manque le pouvoir d'être allaité et de même de découvrir, qui est aussi amour et connaissance, les nœuds divins qui nouent les choses. Toi, ma sentinelle endormie, tes amours tu les retrouveras ensemble comme un tribut qui te reviendra, non l'un ou l'autre, mais tous, et il convient de respecter en toi, quand te vient l'ennui d'être infidèle, cette maison abandonnée.