«Certes est rayonnant ce village. Certes est pathétique cette maison du village. Mais la nouvelle génération, si elle occupe des maisons dont elle ne sait rien sinon l'usage, que fera-t-elle dans ce désert? Car de même que pour leur permettre de tirer leur plaisir d'un instrument à cordes il te faut à tes héritiers enseigner l'art de la musique, de même il te faut, pour qu'ils soient des hommes qui éprouvent des sentiments d'homme, leur enseigner à lire sous le disparate des choses les visages de ta maison, de ton domaine et de ton empire.
«Faute de quoi la génération nouvelle campera en barbare dans la ville qu'elle t'aura prise. Et quelle joie des barbares tireraient-ils de tes trésors? Ils ne savent point s'en servir, n'ayant point la clef de ton langage.
«Pour ceux-là qui ont émigré dans la mort, ce village était comme une harpe avec la signification des murs, des arbres, des fontaines et des maisons. Et chaque arbre différent avec son histoire. Et chaque maison différente avec ses coutumes. Et chaque mur différent à cause de ses secrets. Ainsi ta promenade tu l'as composée comme une musique, tirant le son que tu désirais de chacun de tes pas. Mais le barbare qui campe ne sait point faire chanter ton village. Il s'y ennuie et, se heurtant à l'interdiction de rien pénétrer, il t'effondre tes murs et te disperse tes objets. Par vengeance contre l'instrument dont il ne sait point se servir, il y propage l'incendie qui le paie au moins d'un peu de lumière. Après quoi il se décourage et il bâille. Car il faut connaître ce que l'on brûle pour que la lumière soit belle. Ainsi celle de ton cierge devant ton dieu. Mais la flamme même de ta maison ne parlera point au barbare, n'étant point flamme d'un sacrifice.»
Me hantait donc cette image d'une génération installée en intruse dans la coquille de l'autre. Et m'apparaissaient essentiels les rites qui dans mon empire obligent l'homme à déléguer ou recevoir son héritage. J'ai besoin d'habitants chez moi, non de campeurs, et qui ne viendraient de nulle part.
C'est pourquoi je t'imposerai comme essentielles les longues cérémonies par lesquelles je recoudrai les déchirures de mon peuple afin que rien de son héritage ne soit perdu. Car l'arbre certes ne se préoccupe point de ses graines. Quand le vent les arrache et les emporte, cela est bien. Car l'insecte certes ne se préoccupe point de ses œufs. Le soleil les élèvera. Tout ce que possèdent ceux-là tient dans leur chair et se transmet avec la chair.
Mais que deviendras-tu si nul ne t'a pris par la main afin de te montrer les provisions d'un miel qui n'est point des choses mais du sens des choses? Visibles certes sont les caractères du livre. Mais je te dois supplicier pour te faire don de ces clefs du poème.
Ainsi des funérailles que je veux solennelles. Car il ne s'agit point de ranger un corps dans la terre. Mais de recueillir sans en rien perdre, comme d'une urne parce qu'elle s'est brisée, le patrimoine dont ton mort fut dépositaire. Il est difficile de tout sauver. Les morts sont longs à recueillir. Il te faut longtemps les pleurer et méditer leur existence et fêter leur anniversaire. Il te faut bien des fois te retourner pour observer si tu n'oublies pas quelque chose.
Ainsi des mariages qui préparent les craquements de la naissance. Car la maison qui vous enferme devient cellier et grange et magasin. Qui peut dire ce qu'elle contient? Votre art d'aimer, votre art de rire, votre art de goûter le poème, votre art de ciseler l'argent, votre art de pleurer et de réfléchir, il vous faudra bien les ramasser pour déléguer à votre tour. Votre amour je le veux navire pour cargaison qui doit franchir l'abîme d'une génération à l'autre et non concubinage pour le partage vain de provisions vaines.
Ainsi des rites de la naissance car il s'agit là de cette déchirure qu'il importe de réparer.
C'est pourquoi j'exige des cérémonies quand tu épouses, quand tu accouches, quand tu meurs, quand tu te sépares, quand tu reviens, quand tu commences de bâtir, quand tu commences d'habiter, quand tu engranges tes moissons, quand tu inaugures tes vendanges, quand s'ouvrent la guerre ou la paix.
Et c'est pourquoi j'exige que tu éduques tes enfants afin qu'ils te ressemblent. Car ce n'est point d'un adjudant de leur transmettre un héritage, lequel ne peut tenir dans son manuel. Si d'autres que toi le peuvent instruire de ton bagage de connaissances comme de ton petit bazar d'idées, il perdra s'il t'est retranché, tout ce qui n'est point énonçable et ne tient pas dans le manuel.
Tu les bâtiras à ton image de peur que plus tard ils ne traînent, sans joie, dans une partie qui leur sera campement vide, dont, faute d'en connaître les clefs, ils laisseront pourrir les trésors.
CLIV
M'épouvantaient les fonctionnaires de mon empire car ils se montraient optimistes:
«Cela est bon ainsi, disaient-ils. La perfection est hors d'atteinte.»