— Non!» dit mon père.
Il prit l'un de ses convives et le poussa vers la fenêtre:
«Quelle forme ce nuage dessine-t-il?» L'autre observa longuement: «Un lion couché, dit-il enfin.
— Montre-le à ceux-ci.»
Et mon père ayant divisé en deux parts l'assemblée poussa les premiers vers la fenêtre. Et tous virent le lion couché que leur fit reconnaître le premier témoin en le traçant du doigt.
Puis mon père les rangea à l'écart et poussant un autre vers la fenêtre:
«Quelle forme ce nuage dessine-t-il?»
L'autre observa longuement:
«Un visage souriant, dit-il enfin.
— Montre-le à ceux-ci.»
Et tous virent le visage souriant que leur fit reconnaître le second témoin en le traçant du doigt.
Puis mon père entraîna l'assemblée loin des fenêtres.
«Efforcez-vous de tomber d'accord sur l'image que figure le nuage», leur dit-il.
Mais ils s'injurièrent sans profit, le visage souriant étant trop évident aux uns et le lion couché aux autres.
«Les événements, leur dit mon père, n'ont également de forme que la forme que le créateur leur accordera. Et toutes les formes sont vraies ensemble.
— Nous le comprenons du nuage, lui objecta-t-on, mais non de la vie… Car si se lève l'aube du combat et que ton armée soit méprisable en regard de la puissance de ton adversaire, il n'est point en ton pouvoir d'agir sur l'issue du combat.
— Certes, dit mon père. Comme le nuage s'étale dans l'espace, les événements s'étalent dans le temps. Si j'y veux pétrir mon visage j'ai besoin de temps. Je ne changerai rien de ce qui doit ce soir se conclure, mais l'arbre de demain sortira de ma graine. Et elle est aujourd'hui. Créer n'est point découvrir une ruse d'aujourd'hui que le hasard t'aurait cachée pour ta victoire. Elle serait sans lendemain. Ni une drogue qui te masquera la maladie, car la cause en subsisterait. Créer, c'est rendre la victoire ou la guérison aussi nécessaires qu'une croissance d'arbre.»
Mais ils ne comprenaient toujours pas:
«La logique des événements…»
C'est alors que mon père les insulta dans sa colère:
«Imbéciles! leur dit-il. Bétail châtré! Historiens, logiciens, et critiques, vous êtes la vermine des morts et jamais ne saisirez rien de la vie.»
Il se tourna vers le premier ministre:
«Le roi, mon voisin, nous veut faire la guerre. Or nous ne sommes point prêts. La création n'est point de me pétrir dans la journée des armées qui n'existent pas. Ce n'est qu'enfantillage. Mais de me pétrir un roi, mon voisin, qui ait besoin de notre amour.
— Mais il n'est point en mon pouvoir de le pétrir…
— Je connais une chanteuse, lui répondit mon père, à qui je songerai si je me fatigue de toi. Elle nous chanta l'autre soir le désespoir d'un soupirant fidèle et pauvre qui n'ose avouer son amour. J'ai vu pleurer le général en chef. Or il est riche, craque d'orgueil, et viole les filles. Elle nous l'avait changé en dix minutes en cet ange de candeur dont il éprouvait tous les scrupules et toutes les peines.
— Je ne sais plus chanter», fit le premier ministre.
CLXVII
Car si tu polémiques tu te fais de l'homme une idée simpliste.
Ce peuple entoure son roi. Le roi le conduit vers un but que tu juges indigne de l'homme. Et tu polémiques contre le roi.
Mais beaucoup vivent du roi, qui sont de ton avis. Ils n'ont pas pensé le roi sous ce jour car il est d'autres raisons d'aimer ou de tolérer le roi. Et voici que tu les dresses contre eux-mêmes et contre le pain de leurs enfants.
Le tiers donc te suivra avec effort, reniant le roi, et connaîtra une mauvaise conscience, car il était d'autres raisons d'aimer et de tolérer le roi, car aussi il était du devoir de ceux-là de nourrir leurs enfants, et, entre deux devoirs, il n'est point de balance qui te mette en paix. Or si tu veux animer l'homme quand il s'embourbe dans le doute et ne sait plus agir, il convient de le délivrer. Et le délivrer c'est l'exprimer.
Et l'exprimer c'est lui découvrir ce langage qui est clef de voûte de ses aspirations contradictoires. Dans les contradictions tu vas t'asseoir en attendant qu'elles passent et tu en meurs. Or si tu augmentes ces contradictions il s'ira coucher avec dégoût.
Un autre tiers ne te suivra point. Mais tu l'obliges de se justifier à ses propres yeux, car tes arguments ont porté. Et tu l'obliges de construire des arguments aussi solides et qui ruinent les tiens. Il en est toujours, car la raison va où tu veux. L'esprit seul domine. Or maintenant qu'il s'est défini, exprimé, et renforcé d'une carapace de preuves, tu ne pourras plus t'en saisir.