Que croirait l'arbre de soi-même? Il se croirait racines, tronc et feuillages. Il croirait se servir en plantant ses racines, mais il n'est que voie et passage. La terre à travers lui se marie au miel du soleil, pousse des bourgeons, ouvre des fleurs, compose des graines, et la graine emporte la vie, comme un feu préparé mais invisible encore.
Si je sème au vent j'incendie la terre. Mais tu regardes au ralenti. Tu vois ce feuillage immobile, ce poids de branches bien installées, et tu crois l'arbre sédentaire, vivant de soi, muré en soi. Myope et le nez contre, tu vois de travers. Te suffit de te reculer et d'accélérer le pendule des jours, pour voir de ta graine jaillir la flamme et de la flamme d'autres flammes et marcher ainsi l'incendie se dévêtant de ses dépouilles de bois consumé, car la forêt brûle en silence. Et tu ne vois plus cet arbre-ci ni l'autre. Et tu comprends bien, des racines, qu'elles ne servaient ni l'un ni l'autre, mais ce feu dévorant en même temps que constructeur, et la masse de feuillage sombre qui habille ta montagne n'est plus que terre fécondée par le soleil. Et s'installent les lièvres dans la clairière, et dans les branches les oiseaux. Et tu ne sais plus, de tes racines, dire qui d'abord elles servent. Il n'est plus qu'étapes et passages. Et pourquoi voudrais-tu croire de l'arbre ce que tu ne crois point de la semence? Tu ne dis point: «La semence vit pour soi. Elle est accomplie. La tige vit pour soi. Elle est accomplie. La fleur en quoi elle se change vit pour soi, elle est accomplie. La semence qu'elle a composée vit pour soi, elle est accomplie.» Et de même une fois encore du germe neuf qui pousse sa tige têtue entre les pierres. Quelle étape me vas-tu choisir pour la faire aboutissement? Moi, je ne connais rien qu'ascension de la terre dans le soleil.
Ainsi de l'homme et de mon peuple dont j'ignore où il va. Closes sont les granges et murées les demeures quand vient la nuit. Dorment les enfants, dorment les vieilles et les vieux, que saurais-je dire de leur chemin? Si difficile à démêler, si imparfaitement précisé par la démarche d'une saison, laquelle n'ajoute qu'une ride à la vieille, laquelle n'ajoute que quelques mots au langage de l'enfant, laquelle à peine change le sourire. Laquelle ne change rien de la perfection ni de l'imperfection de l'homme. Et cependant, mon peuple, je te vois, si j'embrasse des générations, t'éveiller à toi-même et te reconnaître.
Mais certes nul ne pense hors de soi. Et cela est bien ainsi. Importe que le ciseleur cisèle l'argent sans se distraire. Que le géomètre songe géométrie. Que le roi règne. Car ils sont condition de la marche. De même que les forgeurs de clous chantent les cantiques des forgeurs de clous, et les scieurs de planches, les cantiques des scieurs de planches, bien qu'ils président à la naissance du navire. Mais salutaire leur est la connaissance du voilier par le poème. N'en aimeront pas moins leurs planches et leurs clous, bien au contraire, ceux qui auront ainsi compris qu'ils se retrouvent et s'achèvent dans ce long cygne ailé et nourri des vents de la mer.
Ainsi, bien que ton but ne t'épargne point, du fait même de sa grandeur, de balayer une fois de plus ta chambre au petit jour, ou de semer cette poignée d'orge après tant d'autres, ou de refaire tel geste de travail, ou d'instruire ton fils d'un mot de plus ou d'une prière — de même que la connaissance du voilier te doit faire chérir et non dédaigner tes planches et tes clous — ainsi je te veux connaissant avec certitude qu'il ne s'agit ni de ton repas, ni de ta prière, ni de ton labour, ni de ton enfant, ni de ta fête auprès des tiens, ni de l'objet dont tu honores ta maison, car ils ne sont que condition, voie et passage. Sachant que, de t'en avertir, loin de te les faire mépriser je te les ferai honorer mieux les uns et les autres, de même que le chemin et ses détours, et l'odeur de ses églantiers et ses sillons et ses pentes au fil des collines, tu l'en chériras et connaîtras mieux s'il est, non méandre stérile où tu t'ennuies, mais route vers la mer.
Et je ne te permets point de dire: «A quoi me sert ce balayage, ce fardeau à traîner, cet enfant à nourrir, ce livre à connaître?» Car s'il est bon que tu t'endormes, rêves de soupe et non d'empire, à la façon des sentinelles, il est bon que tu te tiennes prêt pour la visite, laquelle ne s'annonce point, mais fait pour un instant ta clarté d'œil et d'oreille, et change ton balayage triste en service d'un culte qu'il n'est point de mots pour contenir.
Ainsi chaque battement de ton cœur, chaque souffrance, chaque désir, chaque mélancolie du soir, chaque repas, chaque effort de travail, chaque sourire, chaque lassitude au fil des jours, chaque réveil, chaque douceur de t'endormir, ont sens du dieu qui se lit au travers.
Vous ne trouverez rien si vous vous changez en sédentaires, croyant être provision faite, vous-même, parmi vos provisions. Car il n'est point de provision et, qui cesse de croître, meurt.
CXCIII