M'importe donc d'abord que ton Dieu te soit plus réel que le pain où tu plantes les dents. Alors t'enivrera jusqu'à ton sacrifice, lequel sera mariage dans l'amour.
Mais tu as tout détruit et tout dilapidé, ayant perdu le sens de la fête, et croyant t'enrichir de distribuer tes provisions au jour le jour. Car tu te trompes sur le sens du temps. Sont venus tes historiens, tes logiciens et tes critiques. Ont considéré les matériaux et, de ne rien lire au travers, t'ont conseillé d'en jouir. Et tu as refusé le jeûne qui était condition du repas de fête. Tu as refusé l'amputation de la part de blé qui, d'être brûlé pour la fête, créait la lumière du blé.
Et tu ne conçois plus qu'il soit un instant qui vaille la vie, aveuglé que tu es par ta misérable arithmétique.
CXCI
Me vint donc de méditer sur l'acceptation de la mort. Car logiciens, historiens et critiques ont célébré pour eux-mêmes les matériaux qui servent à tes basiliques (et tu as cru qu'il s'agissait d'eux, alors qu'une anse d'aiguière d'argent, si la courbe s'en montre heureuse, vaut plus que l'aiguière d'or tout entière et te caresse mieux l'esprit et le cœur). Voici donc que, mal éclairé dans la direction de tes désirs, tu imagines tirer ton bonheur de la possession et t'essoufles à empiler en tas les pierres qui eussent été ailleurs pierres de basilique, et dont tu fais la condition de ton bonheur. Alors que d'une seule pierre tel autre se réchauffe l'esprit et le cœur s'il y taille le visage de son dieu.
Tu es semblable au joueur qui, d'ignorer le jeu des échecs, cherche son plaisir dans l'empilage de pièces d'or et d'ivoire, et n'y trouve que l'ennui, alors que l'autre, que la divinité des règles a réveillé au jeu subtil, fera sa lumière de simples copeaux d'un bois grossier. Car l'envie de tout dénombrer te fait t'attacher aux matériaux et non au visage qu'ils composent et qu'il importe d'abord de reconnaître. C'est pourquoi il s'ensuit nécessairement que tu tiennes d'abord à la vie comme à l'empilage des jours, alors que si le temple est pur de lignes, tu serais bien fou de regretter qu'il n'ait pas assemblé plus de pierres.
Ne me décompte donc pas, pour m'éblouir, le nombre des pierres de ta maison, des pâturages de ton domaine, des bêtes de tes troupeaux, des bijoux de ta femme, ni même des souvenirs de tes amours. Peu m'importe. Je veux connaître la qualité de la maison bâtie, la ferveur de la religion de ton domaine, et si le repas s'y déroule joyeux au soir du travail accompli. Et quel amour tu as construit, et contre quoi, de plus durable que toi-même, s'est échangée ton existence. Je te veux devenu. Je te veux lire à ta création, non aux matériaux inemployés dont tu fais ta vaine gloire.
Mais tu me viens avec ce litige sur l'instinct. Car il te pousse à fuir la mort et tu as observé de tout animal qu'il cherche à vivre. «La vocation de survivre, me diras-tu, domine toute vocation. Le présent de la vie est inestimable et je me dois d'en sauver en moi la lumière.» Et tu combattras avec héroïsme pour te sauver, certes. Tu montreras le courage du siège, ou de la conquête, ou du pillage. Tu t'enivreras de l'ivresse du fort qui accepte de tout jeter dans la balance afin de mesurer qu'il pèse. Mais tu n'iras point mourir en silence dans le secret du don consenti.
Cependant je te montrerai le père qui vient de plonger dans la vocation du gouffre, à cause que son fils s'y débat et que son visage apparaît encore par intervalles, de plus en plus pâle, comme de l'apparition de la lune dans les déchirures du nuage. Et je te dirai: «Le père, donc, n'est pas dominé par l'instinct de vivre…
— Oui, diras-tu. Mais l'instinct va plus loin. Il vaut pour le père et le fils. Il vaut pour la garnison qui délègue ses membres. Le père est lié au fils…»
Et plus souhaitable, et complexe, et lourde de mots est ta réponse. Mais je te dirai encore pour t'instruire:
«Certes, il est un instinct vers la vie. Mais il n'est qu'un aspect d'un instinct plus fort. L'instinct essentiel est l'instinct de la permanence. Et celui-là qui a été bâti vivant de chair, cherche sa permanence dans la permanence de sa chair. Et celui-là qui a été bâti dans l'amour de l'enfant, cherche sa permanence dans le sauvetage de l'enfant. Et celui-là qui a été bâti dans l'amour de Dieu cherche sa permanence dans son ascension en Dieu. Tu ne cherches point ce que tu ignores, tu cherches à sauver les conditions de ta grandeur dans la mesure où tu la sens. De ton amour dans la mesure où tu éprouves l'amour. Et je puis t'échanger ta vie contre plus haut qu'elle, sans que rien te soit enlevé.»
CXCII
Car tu n'as rien deviné de la joie si tu crois que l'arbre lui-même vit pour l'arbre qu'il est, enfermé dans sa gaine. Il est source de graines ailées et se transforme et s'embellit de génération en génération. Il marche, non à ta façon, mais comme un incendie au gré des vents. Tu plantes un cèdre sur la montagne et voilà ta forêt qui lentement, au long des siècles, déambule.