La sentinelle, si elle se lasse de surveiller l'horizon et qu'elle s'endorme, la ville meurt. Il n'est point de provision de rondes déjà accomplies. Il n'est point de provision de battements réservés quelque part par ton cœur. Ton grenier lui-même n'est point provision. Il est escale. Et tu laboures la terre dans le même temps que tu le pilles. Mais tu te trompes en toutes choses. Tu t'imagines te reposer de la création par l'empilage des objets créés dans le musée. Tu y empiles ton peuple lui-même. Mais il n'est point d'objets. Il est des sens divers de ce même objet dans divers langages. N'est point la même, la perle noire, pour le plongeur, la courtisane ou le marchand. Le diamant vaut quand tu l'extrais, quand tu le vends, quand tu le donnes, quand tu le perds, quand tu le retrouves, quand il pare un front pour une fête. Je ne sais rien du diamant usuel. Le diamant de tous les jours n'est que caillou vide. Et le savent bien celles qui le détiennent. Elles l'enferment dans le coffre le plus secret afin qu'il y dorme. Elles ne l'en tirent que le jour de l'anniversaire du roi. Il devient alors mouvement d'orgueil. Elles l'ont reçu au soir du mariage. Il était mouvement d'amour. Il a été une fois miracle pour qui a rompu sa gangue.
Les fleurs valent pour les yeux. Mais les plus belles sont celles dont j'ai fleuri la mer pour honorer des morts. Et nul jamais ne les contemplera.
Celui-là parle au nom de son passé. Il me dit: «Je suis celui qui…» J'accepte donc de l'honorer à condition qu'il soit mort. Mais, du seul véritable géomètre mon ami, je n'ai jamais entendu qu'il se prévalût de ses triangles. Il était serviteur des triangles et jardinier d'un jardin de signes. Une nuit que je lui disais: «Te voilà fier de ton travail, tu as beaucoup donné aux hommes…», il se tut d'abord, puis me répondit:
«Il ne s'agit point de donner, je méprise qui donne ou reçoit. Comment vénérerais-je l'insatiable appétit du prince qui revendique les présents! De même de ceux qui se laissent dévorer. Ainsi la grandeur du prince nie leur grandeur. Il est à choisir entre l'une ou l'autre. Mais le prince qui m'abaisse je le méprise. Je suis de sa maison et il se doit de me grandir. Et si je suis grand je grandis mon prince.
«Qu'ai-je donné aux hommes? Je suis d'entre eux. Je suis leur part de méditation sur les triangles. Les hommes à travers moi ont médité sur les triangles. A travers eux chaque jour j'ai mangé mon pain. Et j'ai bu le lait de leurs chèvres. Et je me suis chaussé du cuir de leurs bœufs.»
Je donne aux hommes, mais reçois tout des hommes. Où loge la préséance de l'un sur l'autre? Si je donne plus, je reçois plus. Je me fais d'un plus noble empire. Tu le vois bien de tes financiers les plus vulgaires. Ils ne peuvent vivre d'eux-mêmes. Ils chargent quelque courtisane de leur fortune d'émeraudes. Elle rayonne. Ils sont, dès lors, de ce rayonnement. Les voilà satisfaits de si bien reluire. Et cependant pauvres ils sont: ils ne sont que d'une courtisane. Tel autre a tout donné au roi. «De qui es-tu? — Je suis du roi.» Le voilà véritablement qui resplendit.
CXCVII
J'ai connu l'homme qui n'était que de soi car il méprisait jusqu'aux courtisanes. Je t'ai parlé de ce ministre, opulent de ventre et lourd de paupières, qui, m'ayant trahi, se parjura et abjura à l'heure du supplice, se trahissant ainsi lui-même. Et comment n'eût-il pas trahi et l'un et l'autre? Si tu es d'une maison, d'un domaine, d'un dieu, d'un empire, tu sauveras par ton sacrifice ce dont tu es. Ainsi de l'avare qui est d'un trésor. Il a fait son dieu d'un diamant rare. Il mourra contre les voleurs. Mais n'est point ainsi l'opulent de ventre. Il se considère comme idole. Ses diamants sont de lui et l'honorent — mais en retour il n'est point d'eux. Il est borne et mur et non chemin. Et si maintenant tu le domines et le menaces, au nom de quel dieu va-t-il mourir? Il n'est rien en lui que ventre.
L'amour qui s'étale est amour vulgaire. Qui aime contemple et communique dans le silence avec son dieu. La branche a trouvé sa racine. La lèvre a trouvé sa mamelle. Le cœur s'emploie à la prière. Je n'ai que faire de l'opinion d'autrui. Ainsi l'avare lui-même cache à tous son trésor.
L'amour se tait. Mais l'opulence fait appel aux tambours. Qu'est-ce qu'une opulence qui n'est point étalée? Qu'est-ce qu'une idole sans adorateurs? N'est rien l'image de bois peint qui dort, sous les détritus, dans le hangar.
Donc mon ministre, opulent de ventre et lourd de paupières, avait coutume de dire: «Mon domaine, mes troupeaux, mes palais, mes candélabres d'or, mes femmes.» Il fallait bien qu'il existât. Il enrichissait l'admirateur qui se prosternait devant lui. Ainsi le vent, qui n'a point de poids ni d'odeur, connaît qu'il existe en creusant les blés. «Je suis, pense-t-il, puisque je courbe.»