Je cherchais donc dans ma haute justice un usage digne des richesses confisquées, car je ne me prononce point pour les pierres contre le temple. Peu m'intéressait de répandre le glacier en mare, de disperser le temple en matériaux divers et de soumettre le trésor au pillage. Car le seul pillage que j'honore est celui de la terre par la graine qui se pille soi-même aussi, car elle en meurt, au nom de l'arbre. Peu m'intéressait d'enrichir chacun, faiblement, selon son état, augmentant d'un bijou la courtisane, d'un boisseau de blé le laboureur, d'une chèvre le berger, d'une pièce d'or l'avare. Car misérable alors est l'enrichissement. M'importait de sauver l'unité du trésor afin qu'il rayonnât sur tous comme il en est de la perle indivisible. Car il se trouve que, si tu fondes un dieu, tu le donnes à chacun, en totalité, sans le réduire.
Voici donc que s'émeut ta soif de justice:
«Misérables, dis-tu, sont le laboureur et le berger. De quel droit les frustrerais-tu de leur dû, au nom d'un avantage qu'ils ne souhaitent point ou de quelque dieu qu'ils ignoraient. Je prétends disposer du fruit de mon travail. J'en nourrirai, s'il me plaît, les chanteurs. J'épargnerai, s'il me plaît, pour la fête. Mais de quel droit bâtiras-tu, si je la refuse, ta basilique sur ma sueur?»
Vaine, te dirai-je, est ta justice provisoire car elle n'est que d'un étage. Et il faut choisir. Les matériaux changent de signification en passant d'un étage à l'autre. Tu ne demandes point à la terre si elle souhaite former le blé. Car elle ne conçoit point le blé. Elle est terre, tout simplement. Tu ne souhaites point ce qui n'est pas encore conçu. Telle femme t'est indifférente. Tu ne souhaites point de l'aimer, bien que cet amour s'il te brûlait, ferait peut-être ton bonheur.
Nul ne regrette de ne point désirer se faire géomètre. Nul ne regrette de ne point regretter car une telle démarche est absurde. C'est au blé de fonder la signification de la terre. Elle devient une terre à blé. De même tu ne demandes point au blé de souhaiter devenir conscience et lumière des yeux. Car il ne conçoit point la lumière des yeux ni la conscience. Il est blé, tout simplement. C'est à l'homme de se nourrir et de changer en ferveur et prière du soir le pain de blé. Ainsi ne demande point à mon laboureur s'il désire, par sa sueur, devenir poème ou géométrie ou architecture, car mon laboureur ne les conçoit point. Il userait de son travail pour améliorer sa charrue, car il est laboureur, tout simplement.
Mais j'ai refusé de me prononcer pour les pierres contre le temple, pour la terre contre l'arbre, pour la charrue du laboureur contre la connaissance. Je respecte toute création, bien qu'elle se fonde en apparence sur l'injustice car tu nies la pierre pour bâtir le temple. Cependant la création une fois faite, ne dirai-je pas du temple qu'il est signification de la pierre et justice rendue? Ne dirai-je pas de l'arbre qu'il est ascension de la terre? Ne dirai-je pas de la géométrie qu'elle ennoblit le laboureur, lequel est l'homme, bien qu'il l'ignore?
Je ne fonde point le respect de l'homme sur le partage vain de provisions vaines dans une égalité haineuse. Soldat et capitaine sont égaux en l'empire. Et je dirai que les mauvais sculpteurs sont les égaux du bon sculpteur en le chef-d'œuvre qu'il a créé, car ils lui ont servi de terreau pour son ascension. Ils ont été condition de sa vocation. Je dirai que le laboureur ou le berger sont les égaux du bon sculpteur en son chef-d'œuvre car ils auront été condition de sa création.
Cependant te tourmente encore que je pille ce laboureur qui ne reçoit rien en retour. Et tu rêves d'un empire où les casseurs de pierres le long des routes, les débardeurs du port et les soutiers se puissent enivrer de poésie, de géométrie et de sculpture, et s'imposer d'eux-mêmes, librement, un surcroît de travail pour te nourrir tes poètes, tes géomètres et tes sculpteurs.
Ce quoi faisant, tu confonds la route et le but, car certes j'ai en vue l'ascension de mon laboureur. Serait certes beau celui-là qui s'enivrerait de géométrie. Mais myope et le nez contre, tu veux résoudre ton opération dans le cycle d'une seule vie d'homme et tu prétends ne rien entreprendre qui enjambe les individus comme les générations. Ce en quoi tu te mens à toi-même.
Car tu chantes ceux-là qui sont morts contre la mer à bord de fragiles voiliers, ouvrant à leurs fils l'empire des Iles. Tu chantes ceux-là qui sont morts pour leurs inventions sans en tirer profit, afin que d'autres les puissent parfaire. Tu chantes les soldats sacrifiés sur les remparts qui n'ont rien recueilli pour soi du sang versé. Tu chantes celui-là même qui plante un cèdre, bien qu'il soit vieux et n'espère rien d'une ombre lointaine.