Mon voisin a forgé le monde parce qu'il l'éprouvait dans son cœur. Et il a fait de son peuple un hymne. Mais voici que dans son peuple on a craint la solitude et la promenade sur la montagne, quand elle se déroule sous les pieds comme la traîne du prophète, et là le colloque avec les étoiles, et l'interrogation glaciale, et le silence fait autour, et cette voix qui parle et ne parle que dans le silence. Et celui-là qui en revient, en revient allaité par les dieux. Et il redescend calme et grave, rapportant son miel ignoré sous sa pèlerine. Et ceux-là seuls rapporteront du miel qui auront eu le droit de quitter la foule. Et toujours ce miel paraîtra amer. Et toute parole nouvelle et fertile paraîtra amère parce que, je l'ai dit, nul n'a connu de mue joyeuse. Et si je vous élève, c'est que je vous tire hors de votre peau comme d'une gaine pour vous habiller, comme le serpent, d'une peau plus neuve. Et voilà que ce chant deviendra cantique, comme un embrasement de forêt sort d'une étincelle. Mais l'homme qui refuse ce chant et la populace qui interdit à l'un de ses membres de s'affranchir d'elle pour se retrancher sur la montagne, voilà qu'ils tuent l'esprit. Car l'espace de l'esprit, là où il peut ouvrir ses ailes, c'est le silence.
XXIV
Car je fus amené à réfléchir sur ceux qui consomment plus qu'ils ne rendent. Ainsi du mensonge des chefs d'État, car dans la croyance en leur parole résidait l'efficacité de la parole et son pouvoir. Et ainsi je tire du mensonge des effets puissants. Et j'émousse mon arme en même temps que je m'en sers. Et si je l'emporte d'abord sur mon adversaire, viendra l'heure où je me présenterai à lui sans armes.
Ainsi de celui qui écrit ses poèmes et tire des effets efficaces de ce qu'il triche avec des règles acceptées. Car l'effet de scandale est aussi une opération. Mais celui-là est un malfaiteur car pour l'usage d'un avantage personnel il brise le vase d'un trésor commun. Pour s'exprimer, il ruine des possibilités d'expression de tous, comme celui-là qui pour s'éclairer incendierait la forêt. Et ensuite il n'est plus que cendre à la disposition des autres. Et quand je me suis habitué aux erreurs de syntaxe, je ne puis même plus provoquer le scandale et saisir par l'inattendu. Mais je ne puis, non plus, m'exprimer dans la beauté du style ancien, car j'ai rendu vaines les conventions, tous ces signes, ces clignements d'yeux, toute cette entente, tout ce code si lentement élaboré et qui me permettait de transmettre de moi jusqu'au plus subtil. Je me suis exprimé en consommant mon instrument. Et l'instrument des autres.
Ainsi de l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car mon gouverneur qui domine et qui est respecté, j'ai tiré de lui des effets comiques en le comparant à un âne, et nul ne s'attendait à mon audace. Mais vient le jour où j'ai mêlé âne et gouverneur si intimement que je ne fais plus rire personne en exprimant mon évidence. Et j'ai ruiné une hiérarchie, une possibilité d'ascension, des ambitions fertiles, une image de la grandeur. J'ai consommé le trésor dont je me servais. J'ai pillé un grenier et j'en ai répandu les graines. La faute, la trahison, c'est que, si j'ai pu user, en le détruisant, de mon gouverneur, c'est que d'autres l'avaient fondé. On m'a offert une occasion de m'exprimer. J'en ai usé pour la détruire. Ainsi ai-je trahi.
Mais celui-là qui écrit avec rigueur et forge son instrument pour utiliser le véhicule, aiguise son arme par son usage, et ainsi augmente ses provisions à mesure qu'il les consomme. Et celui qui domine son peuple, malgré les difficultés ou les amertumes, par la vérité de sa parole, et qui augmente sa caution à mesure qu'il s'en sert, en fin de compte sera suivi plus avant dans la guerre. Et celui-là qui fonde le sentiment de la grandeur. Il bâtit l'instrument dont il se servira demain.
XXV
C'est pourquoi j'ai fait venir les éducateurs et leur ai dit:
«Vous n'êtes point chargés de tuer l'homme dans les petits d'hommes, ni de les transformer en fourmis pour la vie de la fourmilière. Car peu m'importe à moi que l'homme soit plus ou moins comblé. Ce qui m'importe c'est qu'il soit plus ou moins homme. Je ne demande point d'abord si l'homme, oui ou non, sera heureux, mais quel homme sera heureux. Et peu m'importe l'opulence des sédentaires repus, comme du bétail dans l'étable.
«Vous ne les comblerez point de formules qui sont vides, mais d'images qui charrient des structures.
«Vous ne les emplirez point d'abord de connaissances mortes. Mais vous leur forgerez un style afin qu'ils puissent saisir.
«Vous ne jugerez pas de leurs aptitudes sur leur seule apparente facilité dans telle ou telle direction. Car celui-là va le plus loin et réussit le mieux qui a travaillé le plus contre soi-même. Vous tiendrez donc compte d'abord de l'amour.
«Vous ne vous appesantirez point sur l'usage. Mais sur la création de l'homme, afin que celui-ci rabote sa planche dans la fidélité et l'honneur, et il la rabotera mieux.