Читаем Comme un roman полностью

«Il(Perros) arrivait le mardi matin, ébouriffé de vent et de froid sur sa moto bleue et rouillée. Voûté, dans un caban marine, la pipe à la bouche ou dans la main. Il vidait une sacoche de livres sur la table. Et c'était la vie.»

Quinze ans plus tard, la merveilleuse émerveillée en parle encore. Le sourire baissé sur sa tasse de café, elle réfléchit, rappelle lentement les souvenirs à elle, puis:

– Oui, c'était la vie: une demi-tonne de. bouquins, des pipes, du tabac, un numéro de France-Soir ou de L'Equipe, des clefs, des carnets, les factures, une bougie de sa moto… De ce fatras, il tirait un livre, il nous regardait, il partait d'un rire qui nous mettait en appétit, et il se mettait à lire. Il marchait en lisant, une main dans la poche, l'autre, celle qui tenait le livre, un peu tendue, comme si, le lisant, il nous l'offrait. Toutes ses lectures étaient des cadeaux. Il ne nous demandait rien en échange. Quand l'attention de l'un ou l'une d'entre nous fléchissait, il s'arrêtait de lire une seconde, regardait le rêveur et sifflotait. Ce n'était pas une remontrance, c'était un rappel joyeux à la conscience. Il ne nous perdait jamais de vue. Même au plus profond de sa lecture, il nous regardait par-dessus les lignes. Il avait une voix sonore et lumineuse, un peu feutrée, qui remplissait parfaitement le volume des classes, comme elle aurait comblé un amphi, un théâtre, le champ de Mars, sans que jamais un mot soit prononcé au-dessus d'un autre. Il prenait d'instinct les mesures de l'espace et de nos cervelles. Il était la caisse de résonance naturelle de tous les livres, l'incarnation du texte, le livre fait homme. Par sa voix nous découvrions soudain que tout cela avait été écrit pour nous. Cette découverte intervenait après une interminable scolarité où l'enseignement des Lettres nous avait tenus à distance respectueuse des livres. Que faisait-il donc de plus que nos autres professeurs? Rien de plus. A certains égards, il en faisait même beaucoup moins. Seulement voilà, il ne nous livrait pas là littérature au compte-gouttes analytique, il nous la servait par rasades généreuses… Et nous comprenions tout ce qu'il nous lisait. Nous l'entendions. Pas de plus lumineuse explication de texte que le son de sa voix quand il anticipait l'intention de l'auteur, révélait un sous-entendu, dévoilait une allusion… il rendait le contresens impossible. Absolument inimaginable, après l'avoir entendu lire La Double Inconstance, de continuer à déconner sur le «marivaudage» et d'habiller en rosé les poupées humaines de ce théâtre de la dissection. C'était dans un laboratoire que nous introduisait la précision de sa voix, à une vivisection que nous invitait la lucidité de sa diction. Il n'en rajoutait pourtant pas dans ce sens et ne faisait pas de Marivaux l'antichambre de Sade. N'empêche, tout le temps que durait sa lecture, nous avions la sensation de voir en coupe les cerveaux d'Arlequin et de Silvia, comme si nous étions nous-mêmes les laborantins de cette expérience.

Il nous donnait une heure de cours par semaine. Cette heure-là ressemblait à sa musette: un déménagement. Quand il nous quitta à la fin de l'année, je fis mes comptes: Shakespeare, Proust, Kafka, Vialatte, Strindberg, Kierkegaard, Beckett, Marivaux, Valéry, Huysmans, Bataille, Gracq, Hardellet, Cervantes, Laclos, Cioran, Tchékhov, Henri Thomas, Butor… je les cite en vrac et j'en oublie autant. En dix ans, je n'en avais pas entendu le dixième!

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