Sans attendre ma réponse, elle s’engage sur la piste. Je la suis en haussant les épaules. Il fait bon être dehors, après la froidure de l’hiver. Le soleil me chauffe agréablement les bras et on avance aisément dans la forêt depuis qu’elle a brûlé. Les lianes ne s’accrochent plus à nous et les ronces ne déchirent plus nos vêtements. Un éclair ! Probablement les derniers feux de l’orage qui a éclaté…
Cela fait longtemps que nous marchons et je commence à être fatigué. Elle s’est trompée, ce n’est pas la trace d’un animal. C’est un sentier fait par l’homme, et il doit y avoir bien longtemps qu’il existe. Ce n’est pas là que nous trouverons du gibier. Comme tous les autres jours. Le feu, puis le froid hivernal ont tué les animaux ou les ont fait fuir. Ce n’est pas ce soir non plus que nous mangerons de la viande.
Nous marchons. Le soleil est à son zénith. Je suis fatigué et affamé. Nous n’avons pas vu bête qui vive.
Elle s’est arrêtée pour souffler. Elle a chaud, elle est découragée. Elle est si amaigrie. Elle travaille trop. Au lieu de s’occuper uniquement de la maison et de répondre aux avances de ses prétendants, elle va à la chasse. C’est une jolie fille, je trouve. Les gens disent que nous nous ressemblons, mais ils se trompent. C’est que nous sommes très proches l’un de l’autre, plus que d’autres frères et sœurs. Avec la dure vie que nous avons menée, c’est naturel…
Je vois une clarté éblouissante, une profusion de couleurs brillant dans le soleil, comme si tous les joyaux de Krynn étaient tombés ici.
« Ah ! voilà bien l’esprit des filles ! » me dis-je en éclatant de rire. Mais j’ai du mal à la rattraper, car elle court aussi vite qu’un chevreuil.
Nous sommes arrivés dans une clairière. C’est sans doute là que la foudre est tombée. La végétation a été soufflée. Des colonnes fracassées gisent sur le sol carbonisé. Une atmosphère oppressante règne en cet endroit où rien ne pousse depuis longtemps. Je veux m’éloigner, mais quelque chose m’en empêche…
J’ai devant les yeux un spectacle inouï ; même en rêve, je n’ai jamais vu ça… Une colonne de pierre incrustée de gemmes étincelantes ! Saisi de stupeur, je tremble de tous mes membres.
Elle regarde autour de nous, je la sens fiévreuse.
Avec mon couteau de chasse, j’essaie de détacher une gemme de la colonne. Grosse comme mon poing, elle étincelle d’un vert ardent. Elle bouge sous la lame de mon couteau.
Je sens la gemme froide se réchauffer sous mes doigts.
Mais c’est qu’elle a réellement peur ! Quelle folle ! Elle commence à m’énerver. D’ailleurs, j’ai presque fini de détacher ta gemme de la colonne.
Je ne l’ai jamais vue aussi sérieuse. J’hésite. Je m’éloigne de la merveilleuse colonne. Moi aussi, je commence à trouver que cet endroit dégage une impression maléfique. Mais ces gemmes miroitant sous le soleil sont magnifiques. Les dieux ne hantent plus ces lieux, ils se moquent d’une pierre précieuse de plus ou de moins enchâssée dans une colonne brisée.
Je place la pointe de mon couteau entre la pierre et la gemme.
— Arrête !
Sa main se referme sur mon poignet, ses ongles s’enfoncent dans ma chair. Elle me fait mal. Avec la colère, je sens monter en moi une chaleur qui me suffoque et m’aveugle. Mon cœur bat à tout rompre et mes yeux s’exorbitent.
— Laisse-moi ! dit une voix grondante.
C’est la mienne. Je la repousse brutalement. Elle tombe…
Tout s’est passé comme au ralenti. Elle est tombée pour toujours. Je ne voulais pas… J’ai tenté de la rattraper… Mais j’étais cloué sur place.
Elle a heurté la colonne brisée. Le sang a giclé.
— Jasla ! appelé-je en la prenant dans mes bras.
Elle ne réagit pas. Le sang coule sur les pierres précieuses. Elles ne brillent plus depuis que ses yeux se sont éteints. La lumière s’est envolée…
Le sol se lézarde. Des colonnes émergent du sol carbonisé et se dressent en spirales. L’obscurité m’enveloppe en même temps qu’une douleur atroce me brûle la poitrine…