Dès qu’il se fut éloigné, le charme prit fin. Tass, qui se sentait affaibli par le choc, se mit à trembler comme une feuille.
— Je vais les suivre, grommela le nain, dont les mains tremblaient elles aussi.
— N…non, bégaya Tass, blanc comme un linge. Nous ne pouvons pas nous battre contre ce machin-là. J…j’ai eu peur, Flint ! Je m’excuse, mais je ne tiendrai pas le coup une seconde fois ! Il faut que nous retournions à Kalaman. Il y a peut-être quelque chose à faire…
Tass courut vers la lisière des arbres. Flint jeta un dernier regard à Bakaris, gisant sous le manteau de Laurana. Il avait le cœur déchiré par tant de souffrances. Brusquement, il eut l’intime conviction que l’officier avait menti.
Tass l’appela.
Il courut vers le kender.
4
Un paisible intermède
— Parle ! dit Tanis en dévisageant l’homme assis en face de lui. Je veux une réponse. Pourquoi nous as-tu conduits dans le maelstrom ? Que savais-tu de cet endroit ? Où sommes-nous ? Où sont les autres ?
L’homme qui soutenait le regard courroucé de Tanis était Berem. Ses mains d’adolescent juraient avec la maturité de son visage. Ses yeux errèrent sur l’étrange décor dans lequel ils se trouvaient.
— Bon sang, mais dis quelque chose ! enragea Tanis.
Il prit l’homme au collet et le souleva de sa chaise. Ses deux mains se refermèrent sur sa gorge.
— Tanis !
Lunedor tira Tanis par le bras. Mais le demi-elfe était hors de lui. La colère et l’angoisse le rendaient méconnaissable. Elle tenta de lui faire lâcher prise.
— Rivebise, dis-lui d’arrêter !
Le grand barbare prit Tanis par les poignets et l’éloigna de Berem.
— Laisse-le tranquille, Tanis ! Il est muet. Même s’il voulait parler, il ne pourrait pas !
— Si, je peux.
Les trois compagnons fixèrent Berem avec stupéfaction.
— Je ne suis pas muet, poursuivit-il d’un ton calme en langue commune.
— Alors, pourquoi faire semblant ?
Berem frotta son cou endolori en regardant Tanis.
— Les gens ne posent pas de questions à un muet…
Tanis tenta de se calmer en réfléchissant. Rivebise fronça les sourcils. Finalement, le demi-elfe avança une chaise et s’assit.
— Berem, dit-il, contenant son impatience, tu es en train de nous parler. Vas-tu enfin répondre à nos questions ?
Berem opina du chef.
— Pourquoi ? J…je… Il faut que vous m’aidiez… à sortir d’ici… Je ne peux pas rester…
En dépit de l’atmosphère étouffante de la pièce, Tanis frissonna.
— Es-tu en danger ? Sommes-nous en danger ? Quel est l’endroit où nous nous trouvons ?
— Je n’en sais rien ! répondit Berem en roulant des yeux pleins de détresse. J’ignore où nous sommes. Je sais seulement qu’il ne faut pas que je reste ici. Je dois m’en retourner !
— Pourquoi ? Les seigneurs draconiens sont à ta poursuite. L’un d’eux m’a confié que tu étais la clé de la victoire, d’après la Reine des Ténèbres. Pourquoi, Berem ? Que veulent-ils de toi, et pourquoi le veulent-ils avec tant d’insistance ?
— Je n’en sais rien ! cria Berem, serrant les poings. Je fuis depuis si longtemps ! Pas un moment de répit !
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Tanis.
— Depuis des années ! répondit Berem d’une voix étranglée. Des années… mais je ne sais pas combien. J’ai trois cent vingt-deux ans. Peut-être vingt-trois. Ou vingt-quatre ? Tout ce temps, la Reine m’a poursuivi.
— Trois cent vingt-deux ans ! s’écria Lunedor. Pour un humain, c’est impossible !
— Oui, je suis un humain, répondit Berem en regardant Lunedor, et je sais que ce n’est pas possible. Je suis mort plusieurs fois. (Son regard alla à Tanis.) Tu l’as vu, à Pax Tharkas. Je t’ai reconnu quand tu es monté sur le bateau.
— Ainsi tu es bien mort quand les pierres te sont tombées dessus ! s’exclama Tanis. Mais Sturm et moi, nous t’avons vu en chair et en os au mariage de Lunedor et de Rivebise…
— Oui. Moi aussi je t’ai vu. C’est pour cette raison que je me suis enfui. Je savais… que vous me poseriez des questions. Comment pouvais-je vous expliquer que j’étais vivant ? Cela me dépasse moi-même ! Tout ce que je sais, c’est que je meurs, et qu’ensuite je suis de nouveau vivant. Cela se passe toujours de la même manière… Mon seul désir est d’avoir la paix !
Déconcerté, Tanis le considéra d’un air songeur. Berem ne disait pas la vérité, il en était certain. Mais il ne mentait pas sur ses morts et ses résurrections. Tanis l’avait constaté par lui-même. Il savait aussi que la Reine des Ténèbres mobilisait d’importantes forces armées pour retrouver cet homme, qui devait sûrement savoir pourquoi !