— J’ai bien vu ce que tu voulais faire ! Tu as essayé de le tuer ! cria Caramon à Par-Salian.
Par-Salian, maître de la dernière Tour des Sorciers, lovée au fin fond de l’étrange forêt de Wayreth, était le chef suprême de l’Ordre des Magiciens.
Fort de ses vingt ans, Caramon aurait été capable de mettre en miettes le vieillard fluet qui flottait dans sa tunique blanche. Le jeune guerrier avait été mis à rude épreuve ces derniers jours, et sa patience était à bout.
— Nous ne sommes pas des assassins, répondit Par-Salian d’une voix douce. Ton frère savait ce qu’il faisait quand il s’est soumis à l’Épreuve. Il n’ignorait pas que l’échec serait puni de mort.
— Il n’y pensait pas, grommela Caramon. Ou il s’en moquait. Parfois… son amour de la magie l’empêche de penser.
— Amour ? répliqua Par-Salian avec un sourire navré. Je ne crois qu’on puisse appeler ça « amour ».
— Appelle ça comme tu voudras. En tout cas, il n’avait pas conscience de ce que vous alliez lui faire ! Les magiciens ne travaillent pas dans la légèreté !
— Certainement. Qu’adviendrait-il de toi, guerrier, si tu allais au combat sans savoir manier l’épée ?
— N’essaie pas de changer de sujet…
— Qu’arriverait-il ? insista le mage.
— Je serais tué, répondit Caramon du ton avec lequel on s’adresse aux vieux un peu gâteux.
— Et tu ne serais pas le seul à périr, continua Par-Salian, car tes camarades et ceux qui dépendent de toi mourraient à cause de ton incompétence.
— Oui, dit Caramon, excédé.
— Tu as tout fait pour éliminer Raistlin ! grogna Caramon. Il n’est pas incompétent, mais fragile. À présent, il est malade, peut-être va-t-il mourir !
— Non, il n’est pas incompétent. Au contraire. Ton frère a très bien réussi, guerrier. Il a vaincu tous ses ennemis. Il s’est comporté comme un vrai professionnel. Presque trop. Je me demande même si quelqu’un ne s’intéresse pas de très près à lui.
— Je ne suis pas en mesure de le savoir, dit Caramon, sûr de lui, et je m’en moque. Mais je sais que je vais mettre fin à tout ça. Le plus tôt sera le mieux.
— Tu ne le feras pas. Rien ne t’y autorise. D’ailleurs, il n’est pas mourant…
— Rien ne m’arrêtera ! La magie ? De la prestidigitation pour amuser les gosses ! Le véritable pouvoir ? Bah ! Le pouvoir ne vaut pas qu’on risque sa vie…
— Ton frère n’est pas de cet avis. Veux-tu que je te montre à quel point il croit en sa magie ? Veux-tu connaître le véritable pouvoir ?
Ignorant Par-Salian, Caramon fit un pas vers son frère, décidé à mettre un terme à ses souffrances. C’était un pas de trop. Il se trouva immobilisé, les pieds pris dans un étau glacé. La peur l’envahit. Pour la première fois, un charme le privait de son autonomie. La sensation d’impuissance le terrorisait davantage qu’une horde de gobelins brandissant des haches.
— Regarde bien. Je vais te donner à voir ce qui aurait pu arriver…
Soudain, Caramon se vit entrer dans la Tour des Sorciers ! Ses yeux clignèrent de stupeur. C’était bien lui, ouvrant les portes et arpentant les corridors !
L’image était si réelle que Caramon vérifia qu’il était bien dans son corps, et non ailleurs. Oui, il était là. Apparemment, il se trouvait à deux endroits en même temps. Le véritable pouvoir ! Son corps ruisselant de sueur fut parcouru de frissons.
Caramon – celui de la Tour – cherchait son frère. À force de crier son nom, il le trouva.
Le jeune mage gisait sur le dallage glacé. Du sang coulait de sa bouche. À côté de lui se trouvait le cadavre d’un elfe noir, victime de sa magie. Mais cette victoire avait eu son prix. Le mage semblait sur le point de rendre l’âme.
Caramon prit son frère dans ses bras et, malgré ses protestations, l’emporta hors de la Tour. Il le sortirait de là, fût-ce au péril de sa vie.
Ils allaient franchir le seuil lorsqu’une forme se dressa devant eux. Encore une épreuve ! se dit Caramon. Celle-là ne sera pas pour Raistlin ! Il posa son frère sur le sol et se prépara à affronter la silhouette.
Le Caramon qui observait la scène n’en crut pas ses yeux. C’était insensé : il se vit jeter un sort ! Il avait laissé tomber son épée et tenait d’étranges objets. Il prononça des paroles incompréhensibles. Des éclairs lui jaillirent des doigts, et l’apparition s’évanouit dans un cri.
Le vrai Caramon se tourna vers Par-Salian d’un air égaré. Le mage lui fit signe de regarder le mirage.
Raistlin s’était levé.
— Comment as-tu fait ? demanda-t-il à son frère.
Caramon ne sut que répondre. Comment avait-il pu réussir spontanément ce qui avait demandé à Raistlin des années d’études ? Il se vit donner tout naturellement des explications à son frère, qui semblait au supplice.
— Raistlin ! cria le vrai Caramon. C’est une imposture ! Ce vieillard nous joue un tour ! Jamais je ne ferai une chose pareille ! Je ne t’ai jamais volé ta magie ! Jamais de la vie !
Le Caramon du mirage se pencha vers son « petit » frère, pour le sauver de lui-même.
Le jeune mage, malade de jalousie, fit appel à ce qui lui restait d’énergie pour lancer un sort.
Des flammes jaillirent de ses mains et enveloppèrent son frère.
Les yeux exorbités, Caramon se vit consumé par le feu magique. Raistlin s’était évanoui.