Il descendait à présent vers le fond, toujours plus bas, vers des ténèbres rougeoyantes. Les mains décharnées de squelettes l’agrippaient ; il voyait défiler des têtes aux orbites creuses, aux bouches ouvertes sur un cri muet. Il s’enfonça dans une mer de sang. Luttant de toutes ses forces contre le flot, il refit surface. Raistlin ! Il n’y avait personne. Il était parti. Tanis et ses amis aussi. Il vit le bateau qui s’éloignait, cassé en deux, les marins dispersés dans les flots rouge sang.
Mais des mains importunes le ramenaient sans cesse vers la surface, si effrayante… Laissez-moi m’en aller !
Et ces autres mains émergeant des flots rouges, qui le tiraient… Il tombait, emporté de plus en plus vite vers des abîmes pleins de douceur. Des mots magiques le bercèrent, il respira… Il respirait l’eau… Ses yeux se fermèrent… L’eau était tiède et bienfaisante… Il était redevenu un enfant.
Enfin presque. Il lui manquait son frère jumeau.
Non, il ne voulait pas ! S’il se réveillait, il mourrait ! Qu’on le laisse flotter dans son rêve pour toujours. Tout était préférable à la douleur qui le rongeait.
Mais les mains se posaient sur lui, la voix continuait à l’appeler : « Caramon, j’ai besoin de toi…»
Tika.
— Je ne suis pas prêtre, mais je crois qu’il va mieux. Laisse-le dormir un peu.
Tika s’essuya les yeux.
— De quoi souffre-t-il ? demanda-t-elle, autant à l’homme qu’à elle-même. Aurait-il été blessé quand le bateau a sombré dans le maelström ? Cela fait des jours qu’il est dans cet état. Depuis que tu nous as trouvés…
— Non, je ne crois pas. S’il avait été blessé, les elfes marins l’auraient guéri. Ce doit être une souffrance de l’âme. Qui est ce Raist dont il parle ?
— Son frère jumeau, répondit Tika après une hésitation.
— Qu’est-il devenu ? Il est mort ?
— Non… Je ne sais pas exactement. Caramon aime énormément son frère, et lui… l’a trahi.
— Je vois. Ce sont des choses qui arrivent, là-haut. Ne t’étonne pas que j’aie choisi de vivre ici-bas.
— Tu lui as sauvé la vie, et je ne sais même pas ton nom !
— Zebulah, répondit l’homme en souriant. Je ne lui ai pas sauvé la vie. Il est revenu à elle par amour pour toi.
L’interlocuteur de Tika était vêtu d’une robe rouge. Son regard, comme son sourire, était franc et ouvert. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans.
— Tu es magicien, comme Raistlin !
— Alors ceci explique cela, dit Zebulah en souriant. Il m’a vu à travers son brouillard, et cela lui a fait penser à son frère.
— Mais comment se fait-il que tu vives dans ces lieux étranges ? demanda Tika.
Ils se trouvaient dans un bâtiment délabré. L’air, chaud et étouffant, favorisait la croissance des plantes qui y proliféraient.
Des meubles d’un autre âge, disposés au hasard, garnissaient la pièce. Les filets d’eau qui ruisselaient le long des murs scintillaient parmi une luxuriante verdure, diffusant une lumière irréelle. Une mousse dont les tons allaient du vert le plus tendre au rouge corail envahissait tout.
— Et moi, pourquoi suis-je ici ? D’ailleurs, c’est quoi, ici ? murmura-t-elle.
— Ici c’est… C’est ici, répondit Zebulah. Les elfes marins vous ont sauvés de la noyade, et moi, je vous ai amenés en ce lieu.