Pratiquement immunisés contre la terreur des dragons, les compagnons étaient restés sur les remparts. Stoïques, ils considéraient la nouvelle arme avec laquelle il faudrait désormais compter.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quittés Flotsam, ils virent Tanis libéré de sa folie autodestructrice. Son visage affichait une sérénité qui rappela à Flint le regard de Sturm moribond.
— Trois semaines, dit Tanis d’une voix qui donnait froid dans le dos, nous avons trois semaines devant nous. Cela devrait suffire. Je vais aller voir la Reine Noire à Neraka. Tu viendras avec moi, dit-il à Berem.
L’Homme à la Gemme Verte, terrifié, recula à grands pas.
— Non ! rugit-il.
Caramon l’empoigna au collet pour l’empêcher de s’enfuir.
— Tu iras avec moi à Neraka, reprit Tanis, sinon je te confierai à Gilthanas. Il aime beaucoup sa sœur. Il n’hésitera pas une seconde à te remettre à la Reine des Ténèbres pour la libérer. Toi et moi savons parfaitement que cela ne changerait rien à la situation. Mais lui espère. Comme tous les elfes, il croit que la Reine tiendra parole.
— Alors tu ne me livreras pas à la Reine des Ténèbres ? demanda Berem.
— J’essaye de tirer des choses au clair, déclara froidement Tanis, désireux d’éluder la question. De toute façon, j’ai besoin d’un guide qui connaît l’endroit…
— J’irai avec toi. S’il te plaît, ne me confie pas au seigneur elfe…
— Parfait ! Arrête de geindre ! Je partirai avant le crépuscule. Je vais donc de ce pas… (Comme il s’y attendait, une main ferme l’arrêta.) Je sais ce que tu vas me dire, Caramon, souffla Tanis sans se retourner. La réponse est non. Berem et moi partirons seuls.
— Eh bien vous mourrez seuls, dit tranquillement Caramon sans lâcher prise.
— Possible, mais ma décision est prise. Je n’emmènerai aucun de vous.
— Tu cours à l’échec, dit Caramon. C’est ça que tu veux ? Aller à la mort pour expier, et en finir avec ton sentiment de culpabilité ? S’il n’y a que ça, c’est facile, je te donne tout de suite mon épée. Mais si tu désires réellement libérer Laurana, il te faudra de l’aide.
— Grâce aux dieux, nous nous sommes rencontrés, dit Lunedor. Ils nous ont à nouveau réunis au moment où nous en avions le plus besoin. Les dieux nous font signe, Tanis, tu ne peux le nier.
Le demi-elfe baissa la tête. Il aurait voulu pleurer. La petite main de Tass, se glissant dans la sienne, le réconforta.
— D’ailleurs, imagine le nombre d’ennuis que tu aurais si je ne venais pas avec toi, dit gaiement le kender.
9
Une simple bougie…
La nuit qui suivit l’ultimatum de la Dame Noire, la ville de Kalaman resta plongée dans un silence pesant. Le seigneur Calof avait décrété l’état de siège, ce qui impliquait la fermeture des tavernes et des portes de la cité. Seuls quelques fermiers et pêcheurs des environs furent autorisés à s’y réfugier avant le coucher du soleil. On racontait que les draconiens envahissaient peu à peu le pays, brûlant et saccageant tout sur leur passage.
Bien que les notables de la ville fussent opposés à cette mesure radicale, Tanis et Gilthanas, d’accord sur ce point, avaient forcé la main au seigneur pour qu’il prenne cette décision. Tous deux lui avaient dépeint sous un jour très cru la destruction de Tarsis. Ces arguments s’étant révélés convaincants, le seigneur Calof avait proclamé l’état de siège. Il se demandait néanmoins comment il allait défendre la ville. L’image de la citadelle volante lui hantait l’esprit, et les chefs de l’armée n’en menaient pas large.
Après avoir écouté bon nombre de leurs propositions extravagantes, Tanis prit la parole :
— J’ai une suggestion, mon seigneur. Il y a parmi nous une personne parfaitement capable de prendre la défense de la cité…
— Toi, Demi-Elfe ? coupa Gilthanas d’un ton ironique.
— Non, toi, Gilthanas.
— Un elfe ? fit le seigneur Calof, alarmé.
— Il était à Tarsis. Il a l’expérience du combat contre les dragons. De plus, les bons dragons ont confiance en lui, ils le suivront.
— C’est exact ! s’exclama Calof, visiblement soulagé. Je sais, seigneur, ce que les elfes pensent des humains, et je dois admettre que la plupart d’entre nous pensent la même chose des elfes. Mais je te serais éternellement reconnaissant de nous soutenir dans cette épreuve.
Gilthanas regarda le demi-elfe. Aussi fermé qu’un masque mortuaire, son visage ne laissait paraître aucune émotion. Calof répéta sa phrase, assortie de la promesse d’une récompense, persuadé que Gilthanas hésitait à accepter.
— Il n’en est pas question, seigneur Calof ! Jamais je n’accepterai de récompense ! Je serai comblé si je réussis à sauver le peuple de cette cité. Quant à nos différends interraciaux, j’ai pu me rendre compte qu’ils ne reposaient sur rien.
— Qu’attends-tu de moi ? insista Calof, désireux de bien faire.
— J’aimerais d’abord parler seul à seul avec Tanis, répondit Gilthanas, voyant le demi-elfe sur le point de partir.
— Mais certainement… Allez dans la pièce à côté, vous y serez tranquilles.