Elle lui désigna une chaise et ouvrit le dossier qui le concernait. Elle commença par lui poser quelques questions pratiques et administratives, mais le garçon ne réagissait pas.
— Ça va ?
— Fatigué...
— Vous n'avez rien mangé ?
— Non, je...
— Attendez. On a ce qu'il faut ici...
Elle sortit de son tiroir une boîte de sardines et un paquet de biscottes.
— Ça ira ?
— Et vous ?
— Pas de problème ! Regardez ! J'ai plein de gâteaux ! Un petit coup de jaja avec ça ?
— Non merci. Je vais prendre un Coca au distributeur...
— Allez-y, moi je me sers un petit verre pour vous accompagner, mais... motus, hein ?
Il mangea un peu, répondit à toutes ses questions et reprit son barda.
— Elle dit qu'elle a mal...
— Ça ira mieux demain. On a mis des anti-inflammatoires dans sa perfusion et elle se réveillera en meilleure forme...
— Merci.
— C'est mon métier.
— Je parlais des sardines...
Il roula vite, s'effondra et s'étouffa dans son oreiller pour ne pas craquer. Pas maintenant. Il avait tenu le coup si longtemps... Il pouvait lutter encore un peu...
7
— Café ?
— Non, Coca s'il vous plaît.
Camille le but à petites gorgées. Elle s'était accoudée dans un café en face du restaurant où sa mère lui avait donné rendez-vous. Elle avait posé ses deux mains bien à plat de chaque côté du verre et fermait les yeux en respirant lentement. Ces déjeuners, si espacés fussent-ils, lui bousillaient toujours les intestins. Elle en ressortait pliée en deux, chancelante et comme écorchée vive. Comme si sa mère s'appliquait, avec une méticulosité sadique et probablement inconsciente, quoique, à gratter les croûtes et à rouvrir, une à une, des milliers de petites cicatrices. Camille l'aperçut dans le miroir derrière les bouteilles, qui franchissait les portes du Paradis de Jade. Elle fuma une cigarette, descendit aux toilettes, paya sa consommation et traversa la rue. Les mains dans les poches et les poches croisées sur son ventre.
Elle aperçut sa silhouette voûtée et vint s'asseoir en face d'elle en prenant une longue inspiration :
— Bonjour m'man !
— Tu ne m'embrasses pas ? fit la voix.
— Bonjour, maman, articula-t-elle plus lentement.
— Ça va ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Camille s'agrippa au bord de la table pour ne pas se relever immédiatement.
— Je te demande ça parce que c'est en général ce que les gens se disent quand ils se rencontrent...
— Je ne suis pas « les gens », moi...
— Tu es quoi, alors ?
— Oh, je t'en prie, ne commence pas, hein ! Camille détourna la tête et regarda la décoration
immonde, faite de stucs et de bas-reliefs pseudo asiatiques. Les incrustations d'écaille et de nacre étaient en plastique et la laque en formica jaune.
— C'est joli ici...
— Non, c'est affreux. Mais je n'ai pas les moyens de t'inviter à la Tour d'Argent, figure-toi. D'ailleurs, même si je les avais, je ne t'y emmènerais pas... Avec ce que tu manges, ce serait de l'argent jeté par les fenêtres...
Ambiance.
Elle se mit à ricaner amèrement :
— Note bien, tu pourrais y aller sans moi parce que tu en as de l'argent, toi ! Le malheur des uns fait le bonh...
— Arrête ça tout de suite, menaça Camille, arrête ça ou je m'en vais. Si tu as besoin d'argent, tu me le dis et je t'en prête.
— C'est vrai que mademoiselle travaille... Un bon travail... Intéressant en plus... Femme de ménage... Ce n'est pas croyable venant de quelqu'un d'aussi bordélique... Tu ne cesseras jamais de m'étonner, tu sais ?
— Stop, maman, stop. On ne peut pas continuer comme ça. On ne peut pas, tu comprends ? Enfin, moi, je ne peux pas. Trouve autre chose, s'il te plaît. Trouve autre chose...
— Tu avais un beau métier et tu as tout gâché...
— Un beau métier... N'importe quoi... Et je ne le regrette pas en plus, je n'étais pas heureuse là-bas...
— Tu n'y serais pas restée toute ta vie... Et puis qu'est-ce que ça veut dire « heureuse » ? C'est le nouveau mot à la mode, ça... Heureuse ! Heureuse ! Si tu crois qu'on est sur cette terre pour batifoler et cueillir des coquelicots, tu es bien naïve, ma fille...
— Non, non, rassure-toi, je ne crois pas ça. J'ai été à bonne école et je sais qu'on est là pour en chier. Tu me l'as assez répété...
— Vous avez choisi ? leur demanda la serveuse. Camille l'aurait embrassée.
Sa mère étala ses pilules sur la table et les compta du doigt.
— T'en as pas marre de prendre toutes ces merdes ?
— Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. Si je ne les avais pas, je ne serais plus là depuis longtemps...
— Qu'est-ce que tu en sais d'abord ? Et pourquoi tu n'enlèves jamais ces lunettes affreuses ? Y a pas de soleil ici...
— Je suis mieux avec. Comme ça je vois le monde tel qu'il est...
Camille décida de lui sourire et lui tapota la main. C'était ça ou lui sauter à la gorge pour l'étrangler.
Sa mère se dérida, gémit un peu, évoqua sa solitude, son dos, la bêtise de ses collègues et les misères de la copropriété. Elle mangeait avec appétit et fronça les sourcils quand sa fille commanda une autre bière.
— Tu bois trop.
— Ça c'est vrai ! Allez, trinque avec moi ! Pour une fois que tu ne dis pas de bêtises...