— Oui, répéta, Camille en retenant ses larmes.
— Tu veux garder nos clefs ?
— Non, non, ça ira. Je... qu'est-ce que je peux dire... qu'est-ce que...
Elle pleurait.
— Ne dis rien.
— Merci ?
— Oui, fit Mathilde en l'attirant contre elle, merci, ça va, c'est bien.
Ils vinrent la voir quelques jours plus tard.
La montée des marches les avait épuisés et ils s'affalèrent sur le matelas.
Pierre riait, disait que cela lui rappelait sa jeunesse et entonnait « La bohêêê-meu ». Ils burent du Champagne dans des gobelets en plastique et Mathilde sortit d'un gros sac tout un tas de victuailles merveilleuses. Le Champagne et la bienveillance aidant, ils osèrent quelques questions. Elle répondit à certaines, ils n'insistèrent pas.
Alors qu'ils étaient sur le point de partir et que Mathilde avait déjà descendu quelques marches, Pierre Kessler se retourna et la saisit par les poignets :
— Il faut travailler, Camille... Tu dois travailler maintenant...
Elle baissa les yeux :
— J'ai l'impression d'en avoir beaucoup fait ces derniers temps... Beaucoup, beaucoup...
Il resserra son étreinte, lui fit presque mal.
— Ce n'était pas du travail et tu le sais très bien ! Elle leva la tête et soutint son regard :
— C'est pour ça que vous m'avez aidée ? Pour me dire ça ?
— Non. Camille tremblait.
— Non, répéta-t-il en la délivrant, non. Ne dis pas de bêtises. Tu sais très bien que nous t'avons toujours considérée comme notre propre fille...
— Prodigue ou prodige ? Il lui sourit et ajouta :
— Travaille. Tu n'as pas le choix de toute façon...
Elle referma la porte, rangea leur dînette et trouva un gros catalogue de chez Sennelier au fond du sac. Ton compte est toujours ouvert... lui rappelait un Post-it. Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et but la fin de la bouteille au goulot.
Elle lui avait obéi. Elle travaillait. Aujourd'hui, elle nettoyait la merde des autres et cela lui convenait parfaitement.
En effet, on crevait de chaud là-dedans... Super Josy les avait prévenues la veille : « Vous plaignez pas, les filles, on est en train de vivre nos derniers beaux jours, après ce sera l'hiver et on se pèlera les miches ! Alors vous plaignez pas, hein ! »
Elle avait raison pour une fois. C'était la fin du mois de septembre et les jours raccourcissaient à vue d'œil. Camille songea qu'elle devrait s'organiser autrement cette année, se coucher plus tôt et se relever dans l'après-midi pour voir le soleil. Ce genre de pensée la surprit elle-même et c'est avec une certaine nonchalance qu'elle enclencha son répondeur :
« C'est maman. Enfin... ricana la voix, je ne sais plus si tu vois de qui je parle... Maman, tu sais ? C'est ce mot-là que prononcent les gentils enfants quand ils s'adressent à leur génitrice, je crois... Parce que tu as une mère, Camille, tu t'en souviens ? Excuse-moi de te rappeler ce mauvais souvenir, mais comme c'est le troisième message que je te laisse depuis mardi... Je voulais juste savoir si l'on déjeunait toujours ens... »
Camille l'interrompit et remit le yaourt qu'elle venait d'entamer dans le frigidaire. Elle s'assit en tailleur, attrapa son tabac et fit un effort pour se rouler une cigarette. Ses mains la trahissaient. Elle s'y reprit à plusieurs fois pour rouler son papier sans le déchirer. Se concentrait sur ses gestes comme s'il n'y avait rien eu de plus important au monde et se mordait les lèvres jusqu'au sang. C'était trop injuste. Trop injuste d'en chier comme ça à cause d'une feuille de papier alors qu'elle venait de vivre une journée presque normale. Elle avait parlé, écouté, ri, sociabilisé même. Elle avait minaudé devant ce docteur et fait une promesse à Mamadou. Ça n'avait l'air de rien, et pourtant... Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus rien promis. Jamais. À personne. Et voilà que quelques phrases sorties d'une machine lui déglinguaient la tête, l'entraînaient en arrière et l'obligeaient à s'étendre, broyée qu'elle était sous le poids d'improbables gravats...
5
— Monsieur Lestafier !
— Oui, chef !
— Téléphone...
— Non, chef !
— Quoi, non ?
— Suis occupé, chef ! demandez qu'on rappelle plus tard...
Le bonhomme secoua la tête et retourna dans l'espèce de placard qui lui tenait lieu de bureau derrière le passe.
— Lestafier !
— Oui, chef !
— C'est votre grand-mère... Ricanements dans l'assemblée.
— Dites-lui que je la rappellerai, répéta le garçon qui désossait un morceau de viande.
— Vous faites chier, Lestafier ! Venez prendre ce putain de téléphone ! Je ne suis pas la demoiselle des postes, moi !
Le jeune homme s'essuya les mains avec le torchon qui pendait à son tablier, épongea son front sur sa manche et dit au garçon qui travaillait sur la planche d'à côté, en faisant mine de le saigner :
— Toi, tu touches à rien, sinon... couic...
— C'est bon, fit l'autre, va commander tes cadeaux de Noël, y a Mamie qu'attend...
— Connard, va...
Il entra dans le bureau et prit le combiné en soupirant :
— Mémé ?
— Bonjour Franck... Ce n'est pas ta grand-mère, c'est madame Carminot à l'appareil...
— Madame Carminot ?