Camille Fauque était un fantôme qui travaillait la nuit et entassait des cailloux le jour. Qui se déplaçait lentement, parlait peu et s'esquivait avec grâce. Camille Fauque était une jeune femme toujours de dos, fragile et insaisissable.
Il ne fallait pas se fier à la scène précédente, si légère en apparence. Si facile. Si aisée. Camille Fauque mentait. Elle se contentait de donner le change, se forçait, se contraignait et répondait présente pour ne pas se faire remarquer.
Elle repensait à ce docteur pourtant... Elle se moquait bien de son numéro de portable mais songeait qu'elle avait peut-être laissé passer sa chance... Il avait l'air patient celui-là, et plus attentif que les autres... Peut-être qu'elle aurait dû... Elle avait failli à un moment... Elle était fatiguée, elle aurait dû poser ses coudes sur le bureau elle aussi, et lui raconter la vérité. Lui dire que si elle ne mangeait plus, ou si peu, c'est parce que des cailloux prenaient toute la place dans son ventre. Qu'elle se réveillait chaque jour avec l'impression de mâcher du gravier, qu'elle n'avait pas encore ouvert les yeux, que déjà, elle étouffait. Que déjà le monde qui l'entourait n'avait plus aucune importance et que chaque nouvelle journée était comme un poids impossible à soulever. Alors, elle pleurait. Non pas qu'elle fût triste, mais pour faire passer tout ça. Les larmes, ce liquide finalement, l'aidaient à digérer sa caillasse et lui permettaient de respirer à nouveau.
L'aurait-il entendue ? L'aurait-il comprise ? Évidemment. Et c'était la raison pour laquelle elle s'était tue.
Elle ne voulait pas finir comme sa mère. Elle refusait de tirer sur sa pelote. Si elle commençait, elle ne savait pas où cela la mènerait. Trop loin, beaucoup trop loin, trop profond et trop sombre. Pour le coup, elle n'avait pas le courage de se retourner.
De donner le change, oui, mais pas de se retourner.
Elle entra dans le Franprix en bas de chez elle et se fit violence pour acheter des choses à manger. Elle le fit en hommage à la bienveillance de ce jeune médecin et pour le rire de Mamadou. Le rire énorme de cette femme, ce travail débile chez Touclean, la Bredart, les histoires abracadabrantes de Carine, les engueulades, les cigarettes échangées, la fatigue physique, leurs fous rires imbéciles et leurs méchantes humeurs quelquefois, tout cela l'aidait à vivre. L'aidait à vivre, oui.
Elle tourna plusieurs fois autour des rayons avant de se décider, acheta des bananes, quatre yaourts et deux bouteilles d'eau.
Elle aperçut le zigoto de son immeuble. Ce grand garçon étrange avec ses lunettes rafistolées au sparadrap, ses pantalons feu de plancher et ses manières martiennes. À peine avait-il saisi un article, qu'il le reposait aussitôt, faisait quelques pas puis se ravisait, le reprenait, secouait la tête et finissait par quitter précipitamment la queue quand c'était son tour devant les caisses pour aller le remettre à sa place. Une fois même, elle l'avait vu sortir du magasin puis entrer de nouveau pour acheter le pot de mayonnaise qu'il s'était refusé l'instant précédent. Drôle de clown triste qui amusait la galerie, bégayait devant les vendeuses et lui serrait le cœur.
Elle le croisait quelquefois dans la rue ou devant leur porte cochère et tout n'était que complications, émotions et sujets d'angoisse. Cette fois encore, il gémissait devant le digicode.
— Un problème ? demanda-t-elle.
— Ah ! Oh ! Euh ! Pardon ! (Il se tordait les mains.) Bonsoir mademoiselle, pardonnez-moi de euh... de vous importuner, je... Je vous importune, n'est-ce pas ?
C'était horrible ce truc-là. Elle ne savait jamais si elle devait en rire ou avoir pitié. Cette timidité maladive, sa façon de parler super alambiquée, les mots qu'il employait et ses gestes toujours spaces la mettaient affreusement mal à l'aise.
— Non, non, pas de problème ! Vous avez oublié le code ?
— Diantre non. Enfin pas que je sache... enfin je... je n'avais pas considéré les choses sous cet angle... Mon Dieu, je...
— Ils l'ont changé peut-être ?
— Vous y songez sérieusement ? lui demanda-t-il comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde.
— On va bien voir... 342B7...
Le cliquetis de la porte se fit entendre.
— Oh, comme je suis confus... Comme je suis confus... Je... C'est pourtant ce que j'avais fait, moi aussi... Je ne comprends pas...
— Pas de problème, lui dit-elle en s'appuyant sur la porte.
Il fit un geste brusque pour la pousser à sa place et, voulant passer son bras au-dessus d'elle, manqua son but et lui donna un grand coup derrière la tête.
— Misère ! Je ne vous ai pas fait mal au moins ? Comme je suis maladroit, vraiment, je vous prie de m'excuser... Je...
— Pas de problème, répéta-t-elle pour la troisième fois.
Il ne bougeait pas.
— Euh... supplia-t-elle enfin, est-ce que vous pouvez enlever votre pied parce que vous me coincez la cheville, là, et j'ai extrêmement mal...
Elle riait. C'était nerveux.
Quand ils furent dans le hall, il se précipita vers la porte vitrée pour lui permettre de passer sans encombre: