Elle le dévisagea longuement puis dessina, sur toute la surface de la nappe, un petit bonhomme hilare qui lui ressemblait et qui courait le long d'une rizière. Elle n'était jamais allée en Asie, mais improvisa, en arrière-plan, une montagne dans la brume, des pins, des rochers et même la petite cabane de Chu Ta sur un promontoire. Elle l'avait croqué avec sa casquette Nike et sa veste de survêtement, mais l'avait laissé jambes nues, seulement vêtu du pagne traditionnel. Elle ajouta quelques gerbes d'eau qui giclaient sous ses pieds et une bande de gamins lancés à sa poursuite.
Elle se recula pour juger son travail.
Beaucoup de détails la contrariaient bien sûr, mais enfin, il avait l'air heureux, vraiment heureux, alors elle plaça une assiette sous la nappe comme support, ouvrit le petit pot de cinabre rouge et y apposa son sceau au milieu à droite. Elle se leva, débarrassa la table du vieux et revint chercher son dessin qu'elle posa devant lui.
Il ne réagissait pas.
Oups, se dit-elle, j'ai dû faire une gaffe, là...
Quand sa petite-nièce revint de la cuisine, il poussa une longue plainte douloureuse.
— Je suis désolée, dit Camille, je croyais que... Elle fit un geste pour l'interrompre, alla chercher une grosse paire de lunettes derrière le comptoir et les glissa sous la casquette. Il se pencha cérémonieusement et se mit à rire. Un rire d'enfant, cristallin et gai. Il pleura aussi et rit de nouveau en se balançant et en croisant ses bras sur sa poitrine.
— Il veut boire du saké avec vous.
— Super...
Elle apporta une bouteille, il hurla, elle soupira et repartit en cuisine.
Elle revint avec un autre flacon, suivie du reste de la famille. Une dame mûre, deux hommes d'une quarantaine d'années et un adolescent. Ce ne fut que rires, cris, courbettes et effusions en tout genre. Les hommes lui tapaient sur l'épaule et le gamin lui claquait la paume de la main à la manière des sportifs.
Chacun retourna ensuite à son poste et la jeune fille déposa deux petits verres devant eux. Le vieux la salua puis vida sa coupe avant de la remplir de nouveau.
— Je vous préviens, il va vous raconter sa vie...
— Pas de problème, fit Camille, Houuuh... c'est fort, non ?
L'autre s'éloigna en riant.
Ils étaient seuls à présent. L'ancêtre jacassait et Camille l'écoutait gravement en opinant seulement du nez à chaque fois qu'il lui présentait la bouteille.
Elle eut du mal à se relever et à récupérer ses affaires. Alors qu'elle se tenait près de la sortie, après s'être maintes et maintes fois courbée pour prendre congé du bonhomme, la jeune fille vint vers elle pour l'aider à tirer la poignée de la porte qu'elle s'obstinait à pousser en riant bêtement depuis un bon moment.
— Vous êtes ici chez vous, d'accord ? Vous pouvez venir manger quand vous voulez. Si vous ne venez pas, il sera fâché... Et triste aussi...
Quand elle arriva au boulot, elle était complètement pétée.
Samia s'excitait :
— Oh, toi, t'as trouvé un mec ?
— Oui, avoua Camille, penaude.
— C'est vrai ?
— Oui.
— Nan... C'est pas vrai... Il est comment ? Il est mignon ?
— Super mignon.
— Nan, trop cool, ça... Il a quel âge ?
— Quatre-vingt-douze ans.
— Arrête tes conneries, idiote, il a quel âge ?
— Bon, les filles... C'est quand vous voulez, hein ! La Josy indiquait le cadran de sa montre.
Camille s'éloigna en gloussant et en se prenant les pieds dans le tuyau de son aspirateur.
9
Plus de trois semaines s'étaient écoulées. Franck, qui travaillait tous les dimanches comme extra dans un autre restaurant sur les Champs, se rendait chaque lundi au chevet de sa grand-mère.
Elle se trouvait désormais dans une maison de convalescence à quelques kilomètres au nord de la ville et guettait son arrivée dès le lever du jour.
Lui, par contre, était obligé de régler son réveil. Il descendait comme un zombi jusqu'au troquet du coin, buvait deux ou trois cafés d'affilée, enfourchait sa moto et venait se rendormir auprès d'elle sur un affreux fauteuil en skaï noir.
Quand on lui amenait son plateau-repas, la vieille dame posait son index sur sa bouche et indiquait, d'un mouvement de tête, le gros bébé enroulé sur lui-même qui lui tenait compagnie. Elle le couvait du regard et veillait à ce que son blouson reste bien en place sur sa poitrine.
Elle était heureuse. Il était là. Bien là. Rien qu'à elle...
Elle n'osait pas appeler l'infirmière pour lui demander de remonter son lit, saisissait sa fourchette délicatement et mangeait en silence. Elle cachait des choses dans sa table de nuit, des morceaux de pain, sa portion de fromage et quelques fruits pour les lui donner quand il se réveillerait. Ensuite, elle repoussait la tablette tout doucement et croisait ses mains sur son ventre en souriant.