Les filles n'aiment pas cet étage parce que c'était celui des chefs et des bureaux fermés. Les autres, les «aupènes spaices» comme disait la Bredart, étaient plus faciles et surtout plus rapides à nettoyer. Il suffisait de vider les poubelles, d'aligner les fauteuils contre les murs et de passer un grand coup d'aspirateur. On pouvait même y aller gaiement et se permettre de cogner dans les pieds des meubles parce que c'était de la camelote et que tout le monde s'en fichait.
Au cinquième, chaque pièce exigeait tout un cérémonial assez fastidieux : vider les poubelles, les cendriers, purger les déchiqueteuses à papier, nettoyer les bureaux avec la consigne de ne toucher à rien, de ne pas déplacer le moindre trombone, et se taper en plus, les petits salons attenants et les bureaux des secrétaires. Ces garces qui collaient des Post-it partout comme si elles s'adressaient à leur propre femme de ménage, elles qui n'étaient même pas foutues de s'en payer une à la maison...
Aux étages inférieurs, les cols blancs rangeaient à peu près leur bordel, mais ici, c'était plus chic de tout laisser en plan. Histoire de montrer qu'on était débordé, que l'on était parti à contrecœur sans doute, mais que l'on pouvait revenir à n'importe quel moment reprendre sa place, son poste et ses responsabilités au Grand Gouvernail de ce monde. Bon, pourquoi pas... soupirait Camille. Admettons. À chacun ses chimères... Mais il y en avait un, là-bas, tout au bout du couloir sur la gauche, qui commençait à les lui briser menu. Grand ponte ou pas, ce mec-là était un goret et ça commençait à bien faire. En plus d'être crade, son bureau puait le mépris.
Dix fois, cent fois peut-être, elle avait vidé et jeté d'innombrables gobelets où flottaient toujours quelques mégots et récupéré des morceaux de sandwichs rassis sans même y songer, mais ce soir, non. Ce soir, elle n'avait pas envie. Elle rassembla donc tous les déchets de ce type, ses vieux patchs pleins de poils, ses miasmes, ses chewing-gums collés sur le reboni de son cendrier, ses allumettes et ses boulettes de papier, en fit un petit tas sur son beau sous-main en peau de zébu et laissa une note à son attention :
— Pourquoi tu te marres comme ça ? s'étonna Carine.
— Pour rien.
— T'es vraiment bizarre, toi...
— Qu'est-ce qu'on fait après ?
— Les escaliers du B...
— Encore ? Mais on vient de les faire ! Carine leva les épaules.
— On y va ?
— Non. On doit attendre Super Josy pour le rapport...
— Le rapport de quoi ?
— J'sais pas. Il paraît qu'on utilise trop de produit...
— Faudrait savoir... L'autre jour, on n'en mettait pas assez... Je vais m'en griller une sur le trottoir, tu viens ?
— Fait trop froid...
Camille sortit donc seule, s'adossa à un réverbère. «
Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.
«
Voilà.
À ça.
17
— Je sais ! Je le sais bien ! Mais pourquoi vous dramatisez tout comme ça ? C'est n'importe quoi, à la fin !