Même à 210, même à 220, son cerveau continuait d'usiner. Il avait beau se faufiler, biaiser, godiller, s'arracher, certaines évidences restaient collées à son blouson et continuaient de lui bouffer la tête entre deux stations d'essence.
Et aujourd'hui encore, un 1er janvier sec et brillant comme un sou neuf, sans sacoche, sans sac à dos et avec rien d'autre au programme qu'un bon gueuleton avec deux petites grands-mèrefs adorables, il s'était finalement relevé et n'avait plus eu besoin d'ouvrir la jambe pour les remercier quand des automobilistes prévenants s'écartaient en sursaut.
Il avait rendu les armes et se contentait d'aller d'un point à un autre en se repassant toujours le même vieux disque rayé : Pourquoi cette vie ? Jusqu'à quand ? Et comment faire pour en réchapper ? Pourquoi cette vie ? Jusqu'à quand ? Et comment faire pour en réchapper ? Pourquoi cette vie ? Jusqu...
Il était mort de fatigue et plutôt de bonne humeur. Il avait invité Yvonne pour la remercier et, il faut bien l'avouer, pour qu'elle se cogne la conversation à sa place. Grâce à elle, il allait pouvoir se mettre en pilotage automatique. Un petit sourire à droite, un petit sourire à gauche, quelques jurons pour leur faire plaisir et ce serait déjà l'heure du café... Le pied...
Elle passait prendre Paulette dans sa cage et ils avaient rendez-vous tous les trois à l'Hôtel des Voyageurs, un petit gastro plein de napperons et de fleurs séchées où il avait fait son apprentissage puis travaillé autrefois et où il avait laissé quelques bons souvenirs... C'était en 1990. Autant dire à mille millions d'années-lumière...
Qu'est-ce qu'il avait à l'époque ? Un Fazer Yamaha, non ?
Il zigzaguait entre les lignes blanches et avait relevé sa visière pour sentir le piquant du soleil. Il n'allait pas déménager. Pas tout de suite. Il allait pouvoir rester là, dans cet appartement trop grand où la vie était revenue un matin avec une fille de l'espace en chemise de nuit. Elle ne parlait pas beaucoup et pourtant, depuis qu'elle était là, il y avait de nouveau du bruit. Philibert sortait enfin de sa chambre et ils prenaient leur chocolat ensemble tous les matins. Il ne claquait plus les portes pour ne pas la réveiller et s'endormait plus facilement quand il l'entendait bouger dans la pièce d'à côté.
Au début, il ne pouvait pas la saquer, mais maintenant, c'était bien. Il l'avait matée...
Hé ? T'as entendu ce que tu viens de dire ? De quoi ?
Attends, fais pas l'innocent, là... Franchement Lestafier, regarde-moi dans les yeux, t'as l'impression de l'avoir matée, celle-ci ?
Euh... non...
Ah, d'accord ! Je préfère ça... Je sais que t'es pas très futé comme garçon mais quand même... Tu m'as fait peur, là !
Oh, ça va... Si on peut même plus rigoler maintenant...
3
Il se dézippa sous un arrêt d'autocar et resserra le nœud de sa cravate en passant la porte.
La patronne ouvrit grands ses bras :
— Mais qu'il est beau ! Ah ! on voit que tu t'habilles à Paris, toi ! René t'embrasse. Il passera après le service...
Yvonne se leva et sa mémé lui sourit tendrement.
— Alors les filles ? On a passé la journée chez le coiffeur à ce que je vois ?
Elles gloussèrent au-dessus de leurs kirs et s'écartèrent pour lui laisser la vue sur la Loire.
Sa mémé avait ressorti son tailleur des grands jours avec sa broche en toc et son col en poil. Le coiffeur de la maison de retraite ne l'avait pas loupée et elle était aussi saumonée que la nappe.
— Dis donc, y t'a drôlement coloriée ton coiffeur...
— C'est exactement ce que je disais, coupa Yvonne, c'est très bien cette couleur, hein, Paulette ?
Paulette hochait la tête et buvait du petit-lait en se tamponnant le coin des lèvres avec sa serviette damassée, elle mangeait son grand du regard et minaudait derrière la carte.
Tout se passa exactement comme il l'avait prévu: « oui », « non », « ah bon ? », « c'est pas vrai ? », « ben merde... », « pardon... », « putain », « oups... » et « saper-lotte » furent les seuls mots qu'il prononça, Yvonne assurant les intervalles à la perfection...
Paulette ne parlait pas beaucoup.
Elle regardait le fleuve.
Le chef vint leur tenir la jambe un moment et leur servit un vieil armagnac que ces dames refusèrent d'abord avant de le siffler comme un petit vin de messe. Il raconta à Franck des histoires de cuisiniers et lui demanda quand il reviendrait travailler par ici...
— Les Parigots, y savent pas manger... Les femmes elles font du régime et les hommes y pensent qu'à leurs notes de frais... Je suis sûr que t'as jamais d'amoureux... À midi, t'as que des hommes d'affaires qui se foutent bien de ce qu'y mangent et le soir, t'as que des couples qui fêtent leurs vingt ans de mariage en se faisant la gueule parce que leur voiture est mal garée et qu'ils ont peur de la retrouver à la fourrière... Je me trompe ?
— Oh, vous savez, moi je m'en fous... Je fais mon boulot...
— Eh ben, c'est ce que je dis ! Là-haut, tu cuisines pour ta feuille de paye... Reviens donc par ici, on ira à la pêche avec les amis...
— Vous voulez vendre, René ?