- J'imagine bien le début de mon interrogatoire : Monsieur, vous louez l'appartement d'une jeune femme dans le coma qui a été enlevée dans la nuit de dimanche à lundi. Vous avez rétabli l'eau et l'électricité dans votre maison de campagne le vendredi qui précédait le crime. Pourquoi ? Et là, le type te braque droit dans les yeux et te dit qu'il n'est pas tout à fait sûr d'avoir compris le sens de ta question. Tu n'as plus qu'à lui dire franchement qu'il est ta seule piste, et que ça t'arrangerait drô-
lement qu'il ait fait le coup.
- Prends deux jours et file-le !
- Sans une requête du procureur, tout ce que je ramènerai sera nul et non avenu.
- Pas si tu ramènes le corps et qu'il est encore en vie !
- Tu crois que c'est lui ?
- Je crois à ton flair, je crois aux indices, et je crois que quand tu fais cette tête-là, c'est que tu sais que tu as ton coupable mais que tu ne sais pas encore comment l'attraper. George, le plus important c'est de retrouver la fille, même dans le coma c'est un otage, paie la note et va à la campagne !
Pilguez se leva, embrassa Nathalia sur le front, déposa deux billets sur la table et sortit dans la rue d'un pas pressé.
Durant les trois heures trente qui le conduisirent à Carmel, il ne cessa de chercher un mobile, puis de réfléchir à la façon dont il approcherait sa proie, sans l'effrayer, sans éveiller son attention.
Petit à petit la maison reprenait vie. Comme ces dessins que les enfants mettent en couleurs en s'efforçant de ne pas dépasser les traits, Arthur et Lauren entraient dans chaque pièce, en ouvraient les volets, ôtaient les housses qui recouvraient les meubles, dépoussiéraient, astiquaient, et ouvraient placard après placard. Et petit à petit les souvenirs de la maison se muaient en instants présents. La vie reprenait ses droits. Ce jeudi le ciel était couvert et l'océan semblait vouloir briser les rochers qui lui barraient la route en bas du jardin. À la fin de la journée Lauren s'installa sous la véranda et contempla le spectacle. L'eau était devenue grise, charriant des amas d'algues mariées à des entrelacs d'épines.
Le ciel avait viré au mauve, puis au noir. Elle était heureuse, elle aimait quand la nature se décidait à piquer une colère. Arthur avait fini de mettre de l'ordre dans le petit salon, dans la bibliothèque, et dans le bureau de sa mère. Demain, ils attaqueraient l'étage et ses trois chambres.
Il s'assit sur les coussins qui recouvraient le rebord de la baie vitrée et regarda Lauren.
- Tu sais que cela fait neuf fois que tu changes de tenue depuis l'heure du déjeuner.
- Je sais, c'est à cause de ce magazine que tu as acheté, je n'arrive pas à me décider, je trouve tout superbe.
- Ta façon de faire des courses ferait rêver toutes les femmes de la terre.
- Attends, tu n'as pas vu l'encart central !
- Que dit l'encart central ?
- Il ne dit rien, c'est un spécial lingerie féminine.
Arthur assista au défilé le plus sensuel qui soit offert à un homme. Plus tard, dans la tendresse d'un amour accompli, le corps et l'âme apaisés, ils restèrent blottis dans l'obscurité à regarder l'océan. Ils s'endormirent enfin, bercés par le ressac.
Pilguez était arrivé à la tombée de la nuit. Il descendit au Carmel Valley Inn. La réceptionniste lui remit les clés d'une grande chambre qui faisait face à la mer. Elle se situait dans un bungalow, tout en haut du parc qui domine la baie, et il dut reprendre sa voiture pour s'y rendre. Il était à peine en train de défaire son sac lorsque les premiers éclairs déchirèrent le ciel ; il réalisa qu'il habitait à trois heures et demie de route et ne s'était jamais donné le temps de venir voir cela. À cet instant précis, il eut envie d'appeler Nathalia, pour partager ce moment, ne pas le vivre seul, il décrocha le combiné, inspira et le reposa doucement, sans avoir composé le numéro.
Il commanda un plateau, s'installa devant un film et fut saisi par le sommeil, bien avant vingt-deux heures.
Aux premières heures du matin le soleil avait réussi à briller suffisamment en se réveillant pour terroriser tous les nuages, partis sans demander leur reste. Une aube humide naissait autour de la maison.
Arthur se réveilla allongé dans la véranda. Lauren dormait à poings fermés. Dormir était nouveau pour elle. Des mois durant elle n'avait pu le faire, ce qui rendait ses journées terriblement longues. En haut du jardin, caché derrière le talus qui borde le portail, George espionnait, armé d'une paire de jumelles longues focales, offertes pour ses vingt ans de service. Vers onze heures, il vit Arthur remonter le parc dans sa direction. Son suspect bifurqua au droit de la roseraie et ouvrit la porte du garage.
Lorsqu'il y entra, Arthur se trouva face à une housse couverte de poussière. Il la souleva, dévoi-lant les formes d'un vieux break Ford 1961. Sous sa bâche, il avait des allures de véhicule de collection. Arthur sourit en pensant aux manies d'Antoine.