– Que faites-vous donc, mon enfant, que faites-vous? s’écria Madame Louise, et pourquoi revenir à cet homme que vous aviez fui? Vous étiez en sûreté ici; je vous l’avais dit.
– Elle est en sûreté aussi dans ma maison, Madame, répondit le comte.
Puis se retournant vers la jeune femme:
– N’est-ce pas, Lorenza, dit-il, que vous êtes en sûreté chez moi?
– Oui, répondit la jeune fille.
La princesse, au comble de l’étonnement, joignit les mains et se laissa retomber dans son fauteuil.
– Maintenant, Lorenza, dit le comte d’une voix douce mais dans laquelle néanmoins l’accent du commandement se faisait sentir, maintenant on m’accuse de vous avoir fait violence. Dites, vous ai-je violentée en quelque chose que ce soit?
– Jamais, répondit la jeune femme d’une voix claire et précise, mais sans accompagner cette dénégation d’aucun mouvement.
– Alors, s’écria la princesse, que signifie toute cette histoire d’enlèvement que vous m’avez faite?
Lorenza demeura muette; elle regardait le comte comme si la vie et la parole, qui en est l’expression, devaient lui venir de lui.
– Son Altesse désire sans doute savoir comment vous êtes sortie du couvent, Lorenza. Racontez tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous vous êtes évanouie dans le chœur jusqu’à celui où vous vous êtes réveillée dans la chaise de poste.
Lorenza demeura silencieuse.
– Racontez la chose dans tous ses détails, continua le comte, sans rien omettre. Je le veux.
Lorenza ne put comprimer un frémissement.
– Je ne me rappelle point, dit-elle.
– Cherchez dans vos souvenirs, et vous vous rappellerez.
– Ah! oui, oui, en effet, dit Lorenza avec le même accent monotone, je me souviens.
– Parlez!
– Lorsque je me fus évanouie, au moment même où les ciseaux touchaient mes cheveux, on m’emporta dans ma cellule et l’on me coucha sur mon lit. Jusqu’au soir, ma mère resta près de moi, et, comme je demeurais toujours sans connaissance, on envoya chercher le chirurgien du village, lequel me tâta le pouls, passa un miroir devant mes lèvres et, reconnaissant que mes artères étaient sans battements et ma bouche sans haleine, déclara que j’étais morte.
– Mais comment savez-vous tout cela? demanda la princesse.
– Son Altesse désire connaître comment vous savez tout cela, répéta le comte.
– Chose étrange! dit Lorenza, je voyais et j’entendais; seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer; j’étais en léthargie.
– En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.
– Continuez, Lorenza.
– Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma mort; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la journée du lendemain.
«Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit; mais les trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.
«Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme; car il ne doutait pas qu’étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.
«Ma mère insista tant qu’elle obtint de me veiller encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.
«Le mardi matin, j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.
«Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle, où je devais, selon l’habitude, être exposée un jour et une nuit.
«Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent dans ma chambre; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda:
«- La bière!
«La bière fut apportée dans ma chambre; un profond frissonnement courut par tout mon corps; car, je vous le répète, à travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été tout grands ouverts.
«On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.
«Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier à mes pieds.
«Toute la journée, les paysans de Subiaco entrèrent dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.
«Le soir vint. Les visites cessèrent; on ferma en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur infirmière resta seule près de moi.
«Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon sommeil; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne venait à mon secours.
«J’entendais les unes après les autres les heures: neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.