– Et le consentement de Lorenza aussi, n’est-ce pas? dit le comte avec une ironie qui s’adressait directement à la princesse.
– Mais par quels moyens, voyons, monsieur le cardinal, par quels moyens aurait-on pu extorquer cette signature? Dites, le savez-vous?
– Par ceux qui sont au pouvoir de monsieur par des moyens magiques.
– Magiques! Cardinal, mais est-ce bien vous?…
– Monsieur est sorcier; je l’ai dit et je ne m’en dédis pas.
– Votre Éminence veut plaisanter.
– Non pas, et la preuve, c’est que, devant vous, je veux avoir avec monsieur une sérieuse explication.
– J’allais la demander à Votre Éminence, dit le comte.
– À merveille, mais n’oubliez pas que c’est moi qui interroge, dit le cardinal avec hauteur.
– Et moi, dit le comte, n’oubliez pas qu’à toutes vos interrogations je répondrai, même devant Son Altesse, si vous y tenez. Mais vous n’y tiendrez pas, j’en suis certain.
Le cardinal sourit.
– Monsieur, dit-il, c’est un rôle difficile à jouer de notre temps que celui de sorcier. Je vous ai vu à l’œuvre; vous y avez eu un grand succès; mais tout le monde, je vous en préviens, n’aura pas la patience et surtout la générosité de madame la dauphine.
– De madame la dauphine? s’écria la princesse.
– Oui, Madame, dit le comte, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Son Altesse royale.
– Et comment avez-vous reconnu cet honneur, monsieur? Dites, dites.
– Hélas! reprit le comte, plus mal que je n’eusse voulu; car je n’ai point de haine personnelle contre les hommes, et surtout contre les femmes.
– Mais qu’a donc fait monsieur à mon auguste nièce? dit Madame Louise.
– Madame, dit le comte, j’ai eu le malheur de lui dire la vérité qu’elle me demandait.
– Oui, la vérité, une vérité qui l’a fait évanouir.
– Est-ce ma faute, reprit le comte de cette voix puissante qui devait si bien tonner en certains moments; est-ce ma faute, si cette vérité était si terrible qu’elle devait produire de semblables effets? Est-ce moi qui ai cherché la princesse? Est-ce moi qui ai demandé à lui être présenté? Non, je l’évitais, au contraire; on m’a amené près d’elle presque de force; elle m’a interrogé en ordonnant.
– Mais qu’était-ce donc que cette vérité si terrible que vous lui avez dite, monsieur? demanda la princesse.
– Cette vérité, Madame, répondit le comte, c’est le voile de l’avenir que j’ai déchiré.
– De l’avenir?
– Oui, Madame, de cet avenir qui a paru si menaçant à Votre Altesse royale, qu’elle a essayé de le fuir dans un cloître, de le combattre au pied des autels par ses prières et par ses larmes.
– Monsieur!
– Est-ce ma faute, Madame, si cet avenir, que vous avez pressenti comme sainte, m’a été révélé, à moi, comme prophète, et si madame la dauphine, épouvantée de cet avenir qui la menace personnellement, s’est évanouie lorsqu’il lui a été révélé?
– Vous l’entendez? dit le cardinal.
– Hélas! dit la princesse.
– Car son règne est condamné, s’écria le comte, comme le règne le plus fatal et le plus malheureux de toute la monarchie.
– Monsieur! s’écria la princesse.
– Quant à vous, Madame, continua le comte, peut-être vos prières ont-elles obtenu grâce; mais vous ne verrez rien de tout cela, car vous serez dans les bras du Seigneur quand ces choses arriveront. Priez! Madame, priez!
La princesse, dominée par cette voix prophétique qui répondait si bien aux terreurs de son âme, tomba à genoux aux pieds du crucifix et se mit effectivement à prier avec ferveur.
Alors le comte, se tournant vers le cardinal, et le précédant dans l’embrasure d’une fenêtre:
– À nous deux, monsieur le cardinal; que me vouliez-vous?
Le cardinal alla rejoindre le comte.
Les personnages étaient disposés ainsi:
La princesse, au pied du crucifix, priait avec ferveur; Lorenza, immobile, muette, les yeux ouverts et fixes comme s’ils ne voyaient pas, était debout au milieu de l’appartement. Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la fenêtre, le comte appuyé sur l’espagnolette, le cardinal à moitié caché par le rideau.
– Que me voulez-vous? répéta le comte. Parlez.
– Je veux savoir qui vous êtes.
– Vous le savez.
– Moi?
– Sans doute. N’avez-vous pas dit que j’étais sorcier?
– Très bien. Mais, là-bas, on vous nommait Joseph Balsamo; ici, l’on vous nomme le comte de Fœnix.
– Eh bien, que prouve cela? Que j’ai changé de nom, voilà tout.
– Oui; mais savez-vous que de pareils changements, de la part d’un homme comme vous, donneraient fort à penser à M. de Sartine?
Le comte sourit.
– Oh! monsieur, dit-il, que voilà une petite guerre pour un Rohan! Comment, Votre Éminence argumente sur des mots!
– Vous devenez railleur, je crois, dit le cardinal.
– Je ne le deviens pas, c’est mon caractère.
– Alors, je vais me donner une satisfaction.
– Laquelle?
– Celle de vous faire baisser le ton.
– Faites, monsieur.
– Ce sera, j’en suis certain, faire ma cour à madame la dauphine.
– Ce qui ne sera pas du tout inutile dans les termes où vous êtes avec elle, dit flegmatiquement Balsamo.