– Cela est étrange, d’après les relations que nous te connaissons avec les puissants du royaume. Mais ce qui est plus étrange encore, le voici.
Balsamo écouta.
– M. de Sartine, pour faire arrêter ces cinq fidèles amis, devait avoir eu sous les yeux la seule note qui renferme lisiblement les cinq noms des victimes. Cette note t’a été adressée par le conseil suprême en 1769, et c’est toi-même qui as dû recevoir les nouveaux membres et leur donner immédiatement le rang que le conseil suprême leur assignait.
Balsamo témoigna par un geste qu’il ne se rappelait rien.
– Je vais aider ta mémoire. Les cinq personnes dont il s’agit étaient représentées par cinq caractères arabes, et les caractères correspondaient, sur la note à toi communiquée, aux noms et aux chiffres des nouveaux frères.
– Soit, dit Balsamo.
– Tu reconnais?
– Ce que vous voudrez.
Le président regarda ses assesseurs pour prendre acte de cet aveu.
– Eh bien, continua-t-il, sur cette même note, la seule, entends-tu bien, qui ait pu compromettre les frères, un sixième nom se trouvait; t’en souviens tu?
Balsamo ne répliqua point.
– Ce nom était celui-ci:
– D’accord, dit Balsamo.
– Pourquoi alors, si les cinq noms des frères ont figuré sur cinq lettres de cachet, pourquoi le tien, respecté, caressé, est-il entendu avec faveur à la cour ou dans les antichambres des ministres? Si nos frères méritaient la prison, tu la mérites aussi; qu’as-tu à répondre?
– Rien.
– Ah! je devine ton objection; tu peux dire que la police a, par des moyens à elle, surpris les noms des frères plus obscurs, mais qu’elle a dû respecter le tien, nom d’ambassadeur, nom d’homme puissant; tu diras même qu’elle n’a pas su soupçonner ce nom.
– Je ne dirai rien du tout.
– Ton orgueil survit à ton honneur; ces noms, la police ne les a découverts qu’en lisant la note confidentielle que le conseil suprême t’avait adressée, et voici comment elle l’a lue… Tu l’avais enfermée dans un coffret; est-ce vrai?
«Un jour, une femme est sortie de chez toi portant le coffret sous son bras; elle a été vue par nos agents de surveillance et suivie jusqu’à l’hôtel du lieutenant de police, dans le faubourg Saint-Germain. Nous pouvions arrêter le malheur dans sa source; car, en prenant le coffret, en arrêtant cette femme, tout devenait pour nous calme et sûr. Mais nous avons obéi aux articles de la constitution, qui prescrit de respecter les moyens occultes à l’aide desquels certains associés entendent servir la cause, même lorsque ces moyens auraient une apparence de trahison ou d’imprudence.»
Balsamo parut approuver cette assertion, mais par un geste si peu marqué, que, sans son immobilité passée, le geste eût paru insensible.
– Cette femme parvint jusqu’au lieutenant de police, dit le président; cette femme donna le coffret, et tout fut découvert. Est-ce vrai?
– Parfaitement vrai.
Le président se leva.
– Qu’était cette femme? s’écria-t-il. Belle, passionnée, dévouée à toi corps et âme, tendrement aimée de toi; aussi spirituelle, aussi adroite, aussi souple qu’un des anges des ténèbres qui aident l’homme à réussir dans le mal; Lorenza Feliciani est ta femme, Balsamo!
Balsamo laissa échapper un rugissement de désespoir.
– Tu es convaincu? dit le président.
– Concluez, dit Balsamo.
– Je n’ai pas encore achevé. Un quart d’heure après son entrée chez le lieutenant de police, tu y entras toi-même. Elle avait semé la trahison; tu venais récolter la récompense. Elle avait pris sur elle, en obéissante servante, la perpétration du crime; tu venais, toi, élégamment donner un dernier tour à l’œuvre infâme. Lorenza ressortit seule. Tu la reniais sans doute, et tu ne voulais pas être compromis en l’accompagnant. Toi, tu sortis triomphant avec madame du Barry, appelée là pour recueillir de ta bouche les indices que tu voulais te faire payer… Tu es monté dans le carrosse de cette prostituée, comme le batelier dans le bateau avec la pécheresse Marie l’Égyptienne; tu laissais les notes qui nous perdaient chez M. de Sartine, mais tu emportais le coffret qui pouvait te perdre près de nous. Heureusement, nous avons vu! la lumière de Dieu ne nous manque pas dans les bonnes occasions…
Balsamo s’inclina sans rien dire.
– Maintenant, je puis conclure, ajouta le président. Deux coupables ont été signalés à l’ordre: une femme, ta complice, qui, peut-être innocemment, mais qui, de fait, a porté préjudice à la cause en révélant un de nos secrets; toi secondement, toi le maître, toi le grand cophte; toi le rayon lumineux qui as eu la lâcheté de t’abriter derrière cette femme pour que l’on vît moins clairement la trahison.
Balsamo souleva lentement sa tête pâle, attacha sur les commissaires un regard étincelant de tout le feu qui avait couvé dans sa poitrine depuis le commencement de l’interrogatoire.
– Pourquoi accusez-vous cette femme? dit-il.