Avis aux grands de ce monde: peu importe ce que vous accomplirez, la seule façon de vous inscrire dans l'Histoire, c'est de vous trouver un bon biographe.
Edmond Wells,
159. VENUS. 23 ANS
Les tournages sont ennuyeux. Je piétine pendant des heures avant d'entendre le «silence-moteur-action» qui mettra tout en branle. Je prends l'habitude de monopoliser une chaise dès mon arrivée sur le plateau. Le cinéma est un apprentissage de la patience. Et ceux qui oublient de se nantir d'un siège se retrouvent à attendre debout pendant des éternités.
Je n'imaginais pas que le cinéma, c'était ça: dénicher une chaise et attendre.
Quand c'est enfin à mon tour de jouer, il y a toujours quelque chose qui arrive pour compliquer le tournage: le bruit d'un avion au loin, un fil sur l'objectif, voire l'arrivée inopinée de la pluie.
Les moments où je me montre une actrice inspirée ne sont pas retenus parce que, en face, Richard, mon partenaire, a un trou de mémoire ou parce qu'un assistant a oublié la pellicule nécessaire pour filmer la scène jusqu'au bout. A la longue, c'est assez irritant.
Alentour tout le monde hurle. Le metteur en scène ne connaît pas d'autre mode que celui de l'agression pour s'adresser à ses acteurs. Même à moi, il ne parle que pour m'accabler de reproches: «Articule davantage.» «Ne tourne pas le dos à la caméra.» «Attention, ta main est dans le champ.» «Suis fidèlement les marques par terre.» Et enfin, le comble: «Ne fais pas cette tête-là, tu as l'air énervé.»
Ah! ce réalisateur…
Jamais quelqu'un ne m'a autant manqué de respect. De toute ma longue carrière de mannequin, jamais les couturiers les plus hystériques ne se sont permis de me traiter ainsi. J'en suis à mon deuxième film, mais je me demande si je suis faite pour le cinéma.
Richard est très nerveux. Je le gêne pour draguer comme il en a l'habitude sur les tournages. Du coup, il s'ennuie et nous nous disputons souvent. Qui a dit: «le mariage c'est trois mois on s'aime, trois ans on se querelle, trente ans on se supporte»? Nous, nous avons commencé directement par les «trois ans on se querelle» et je ne me sens pas disposée à entamer les «trente ans on se supporte».
Je m'occupe avec des petits dessins. Ils représentent tous deux personnages qui se tiennent par la main. J'ignore pourquoi je dessine tout le temps la même chose. Une façon d'exorciser mon rêve de couple idéal, peut-être?
Je m'étudie dans la glace. Tout ce que j’ai souhaité, je l'ai. Je suis heureuse, mais pourquoi est-ce que je ne m'en aperçois pas?
La migraine me taraude. Depuis que je suis toute petite, elle ne m'a jamais quittée. Cette douleur lancinante, permanente. Mon mal trouble ma vie privée, ma vie professionnelle, ma joie de vivre. C'est comme si je ne pouvais jamais être vraiment seule. Dans ma tête il y a toujours ce petit animal coincé qui griffe contre la paroi de mon crâne pour tenter d'en sortir. C'est abominable. Et aucun médecin n'en détermine la cause.
Maintenant ma prière, c'est de ne plus jamais avoir de migraines.
160. JACQUES. 23 ANS
Mon éditeur m'appelle enfin. Mes chiffres de vente ne sont pas fameux. Mes Rats n'ont pas fait la moitié de ce qu'il espérait. Tant de romans sortent chaque année en France, plus de quarante mille, de sorte qu'il est difficile d'attirer l'attention sur un ouvrage en particulier. Pour que mon livre marche, il aurait fallu une invasion de rats à Paris ou alors qu'on entre dans l'année chinoise du Rat. En plus, je ne dispose pas de parrain, aucune célébrité ne s'est entichée de mon livre.
– Ton truc de coopération-réciprocité-pardon, ça t'est venu comment?
– En rêve.
– Ouais, eh bien, je crois que ce n'était pas une très bonne idée. J'ai discuté avec un ami critique qui m'a dit que ça donnait un côté prêchi-prêcha qui énerve. Un rat qui prône le pardon, ça casse la crédibilité de tout ton travail d'éthologie sur les vrais comportements des rats. Un rat, ça ne pardonne pas.
– J'ai essayé d'imaginer comment les rats pourraient évoluer s'ils avaient plus de conscience. Bon, bref, on s'est cassé la figure?
– Hmmm… En effet, c'est raté pour la France, admet Charbonnier, mais contre toute attente,
Voilà autre chose.
– Comment expliquez-vous ça?
– En Russie, la télévision est tellement médiocre que, proportionnellement, la population lit beaucoup plus qu'en France.
Moi qui voulais la gloire, je l'ai mais… pas dans ma langue. Certes, nul n'est prophète en son pays, mais la prochaine fois que je ferai une prière, je préciserai: «Pourvu que ça marche… en France.»