Cette fort grosse balle n’était point aussi pesante à beaucoup près que l’annonçait son volume; Fabrice réussit facilement à l’ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l’entremise de l’archevêque qu’elle flattait avec soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placés en sentinelle aux angles et à la porte du palais du gouverneur ou s’arrangeait avec eux.
Il faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis étrange, j’hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette parole; mais l’avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l’on peut s’attendre à ce qu’il y a de pis. A propos, recommence à l’instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette lettre dangereuse; marque P, B et G à la monaca, c’est-à-dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu’à ce que j’aie vu ce signal; je suis à la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La réponse reçue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement à comprendre ma lettre.
Fabrice se hâta d’obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.
On peut s’attendre à ce qu’il y a de pis; c’est ce que m’ont déclaré les trois hommes dans lesquels j’ai le plus de confiance, après que je leur ai fait jurer sur l’Evangile de me dire la vérité, quelque cruelle qu’elle pût être pour moi. Le premier de ces hommes menaça le chirurgien dénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert à la main; le second te dit à ton retour de Belgirate, qu’il aurait été plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisième, c’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’exécution s’il en fut, et qui a autant de courage que toi; c’est pourquoi surtout je lui ai demandé de me déclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m’ont dit, sans savoir chacun que j’eusse consulté les deux autres, qu’il vaut mieux s’exposer à se casser le cou que de passer encore onze années et quatre mois dans la crainte continuelle d’un poison fort probable.
Il faut pendant un mois t’exercer dans ta chambre à monter et descendre au moyen d’une corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la garnison de la citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d’une plume de cygne, la première de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu’il y a de ta fenêtre au bois d’orangers, la seconde de trois cents pieds, et c’est là la difficulté à cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu’a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisième de trente pieds te servira à descendre le rempart. Je passe ma vie à étudier le grand mur à l’orient, c’est-à-dire du côté de Ferrare: une fente causée par un tremblement de terre a été remplie au moyen d’un contrefort qui forme plan incliné. Mon voleur de grand chemin m’assure qu’il se ferait fort de descendre de ce côté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement de quelques écorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce contrefort. L’espace vertical n’est que de vingt-huit pieds tout à fait au bas; ce côté est le moins bien gardé.
Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s’est sauvé de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu’il exècre les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu’il aimerait mieux descendre par le côté du couchant, exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait pour ce côté, c’est que la muraille, quoique très peu inclinée, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien écorcher si l’on n’y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce côté du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir, c’est précisément au-dessous d’une pierre neuve que l’on a placée à la balustrade d’en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras d’abord un espace nu d’une vingtaine de pieds; il faut aller là très lentement (tu sens si mon cœur frémit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste à savoir choisir le moindre mal, si affreux qu’il soit encore); après l’espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, où l’on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n’a que des herbes, des violiers et des pariétaires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds récemment éparvérés.