Le fiscal général ne s’était point trompé dans ses prévisions: il y avait à peine huit jours qu’il était à sa terre, lorsqu’un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner à Parme sans délai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sérieux, et lui fit jurer sur l’Evangile qu’il garderait le secret sur ce qu’il allait lui confier; Rassi jura d’un grand sérieux, et le prince, l’œil enflammé de haine, s’écria qu’il ne serait pas le maître chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie.
– Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence; ses regards me bravent et m’empêchent de vivre.
Après avoir laissé le prince s’expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l’extrême embarras, s’écria enfin:
– Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d’une horrible difficulté: il n’y a pas d’apparence de condamner un del Dongo à mort pour le meurtre d’un Giletti; c’est déjà un tour de force étonnant que d’avoir tiré de cela douze années de citadelle. De plus, je soupçonne la duchesse d’avoir découvert trois des paysans qui travaillaient à la fouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand de Giletti attaqua del Dongo.
– Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.
– Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse…
– Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.
– Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal officiel.
– Reste le poison…
– Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?
– Mais, à ce qu’on dit, ce ne serait pas son coup d’essai…
– Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d’ailleurs, lorsqu’il expédia le capitaine, il n’avait pas trente ans, et il était amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit céder à la raison d’Etat; mais, ainsi pris au dépourvu et à la première vue, je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain, qu’un nommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d’un soufflet le jour qu’il y entra.
Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la termina en accordant à son fiscal général un délai d’un mois; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification secrète de mille sequins. Pendant trois jours il réfléchit; le quatrième il revint à son raisonnement, qui lui semblait évident: «Le seul comte Mosca aura le cœur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu’il estime; secundo, en l’avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis à peu près payé d’avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu’ait reçus le chevalier Rassi.» La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le prince.
Le comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu’il ne la voyait toujours chez elle qu’une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines et quand il savait faire naître les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chékina, venait, dans la soirée avancée, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper même son cocher, qui lui était dévoué et qui la croyait en visite dans une maison voisine.
On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal, fit aussitôt à la duchesse le signal convenu. Quoique l’on fût au milieu de la nuit, elle le fit prier par la Chékina de passer à l’instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d’intimité, hésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur.
Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l’annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire; il n’était pas en son pouvoir de garder un secret qu’elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une grande influence sur cette âme ardente, elle l’avait fortifiée, et la duchesse ne s’emporta point en sanglots ou en plaintes.
Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.
– Le feu a pris au château.
Il répondit fort bien.
– Mes livres sont-ils brûlés?
La même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours après qu’eut lieu le mariage de la sœur du marquis Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu.
CHAPITRE XXI
A l’époque de ses malheurs il y avait déjà près d’une année que la duchesse avait fait une rencontre singulière: un jour qu’elle avait la luna, comme on dit dans le pays, elle était allée à l’improviste, sur le soir, à son château de Sacca, situé au-delà de Colorno, sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette terre; elle aimait la vaste forêt qui couronne la colline et touche au château; elle s’occupait à y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques.