– Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis déjà fixé sur les moyens que j’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’elle n’était, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra. J’attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue.
Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.
Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela.
– Ferrante! s’écria-t-elle, homme sublime!
Il rentra, comme impatient d’être retenu; sa figure était superbe en cet instant.
– Et vos enfants?
– Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être quelque petite pension.
– Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.
– Ah, Madame! vous m’humiliez!… dit Ferrante avec un mouvement d’horreur, et sa figure changea du tout au tout.
– Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l’étui dans sa poche et sortit.
La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant, Ferrante s’évanouit presque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.
«Voilà le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’est ainsi qu’en eût agi Fabrice, s’il eût pu m’entendre.»
Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari, l’aimable général Pietranera: «Quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti?»
De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lâchement trompée, et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve à se venger en Italie tient à la force d’imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l’a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l’idée de l’évasion: il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite à la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer une suite d’échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse il y monta avec les échelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il renouvela trois fois l’expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à Fabrice.
Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d’une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elle avait Ferrante à ses côtés; le courage de cet homme électrisait le sien; mais l’on sent bien qu’elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se révoltât, mais elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. «Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si étranges choses!» Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrante de marcher sur-le-champ à l’exécution d’un affreux dessein!
– Je suis fort maintenant! s’écriait ce fou; je n’ai plus de doute sur la légitimité de l’action!
– Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis à mort!
– Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est possible, facile même, ajoutait-il; mais l’expérience manque à ce jeune homme.