On célébra le mariage de la sœur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des nœuds, étaient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de façon à en former plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; Clélia s’en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu’à la tour Farnèse.
– Mais je crains la timidité de votre caractère; et d’ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?
– M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvé!
Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence d’esprit d’une jeune personne de vingt ans, avait pris d’autres précautions dont elle se garda bien de faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la sœur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu’il s’agissait d’une attaque d’apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener à la citadelle, on pourrait, avec un peu d’adresse, faire prévaloir l’avis de se servir d’une litière, qui se trouverait par hasard dans la maison où se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dans le trouble général, s’offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu’à son palais si élevé. Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de cordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avait réellement l’esprit égaré depuis qu’elle songeait sérieusement à la fuite de Fabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour son âme, et surtout durait trop longtemps. Par excès de précautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu’on va le voir. Tout s’exécuta comme elle l’avait projeté avec cette seule différence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et même les gens de l’art, que le général avait une attaque d’apoplexie.
Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la tentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de l’entrée à la citadelle de la litière où le général, à demi-mort, était enfermé, que Ludovic et ses gens passèrent sans objection; ils ne furent fouillés que pour la bonne forme au pont de l’esclave. Quand ils eurent transporté le général jusqu’à son lit, on les conduisit à l’office, où les domestiques les traitèrent fort bien; mais après ce repas, qui ne finit que fort près du matin, on leur expliqua que l’usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en liberté par le lieutenant du gouverneur.
Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont ils s’étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à obtenir un instant d’attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait d’une chambre à une autre, il lui fit voir qu’il déposait des paquets de corde dans l’angle obscur d’un des salons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de cette circonstance étrange: aussitôt elle conçut d’atroces soupçons.
– Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.
Et, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta:
– Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon père!… Avouez à l’instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer les remèdes convenables; avouez à l’instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!