La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu de sûreté, le premier soin de Fabrice avait été d’écrire au général Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s’être sauvé, alléguant pour excuse qu’il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait été chargé de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu’il écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette lettre, et sa figure était couverte de larmes en l’écrivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en liberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour Farnèse. C’était là la pensée capitale de sa lettre, il espérait que Clélia la comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l’espoir d’être lu par quelqu’un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare, ce bon aumônier qui lui avait prêté des livres de théologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à faire le voyage de Milan, où ce libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques éditions qu’il pût trouver des ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d’impatience, peut-être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces livres de notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans sa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui présenter.
Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait chargé les marges d’un exemplaire in-folio des œuvres de saint Jérôme. Dans l’espoir qu’il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et l’échanger contre un autre, il avait écrit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands événements n’étaient autre chose que des extases d’amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu’on n’osait écrire). Tantôt cet amour divin conduisait le prisonnier à un profond désespoir, d’autres fois une voix entendue à travers les airs rendait quelque espérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, était écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n’avait fait qu’y jeter un coup d’œil en replaçant dans sa bibliothèque le volume de saint Jérôme. S’il en avait suivi les marges, il aurait vu qu’un jour le prisonnier, se croyant empoisonné, se félicitait de mourir à moins de quarante pas de distance de ce qu’il avait aimé le mieux dans ce monde. Mais un autre œil que celui du bon aumônier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée:Mourir près de ce qu’on aime! exprimée de cent façons différentes, était suivie d’un sonnet où l’on voyait que l’âme séparée, après des tourments atroces, de ce corps fragile qu’elle avait habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux chœurs des anges aussitôt qu’elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse après la mort qu’elle n’avait été durant la vie, elle irait à quelques pas de la prison, où si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu’elle avait aimé au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j’aurai trouvé mon paradis sur la terre.