Ludovic se jeta à ses pieds fou de joie, et protestant avec l’accent du cœur que ce n’était point pour gagner de l’argent qu’il avait contribué à sauver monsignore Fabrice; qu’il l’avait toujours aimé d’une façon particulière depuis qu’il avait eu l’honneur de le conduire une fois en sa qualité de troisième cocher de Madame. Quand cet homme, qui réellement avait du cœur, crut avoir assez occupé de lui une aussi grande dame, il prit congé; mais elle, avec des yeux étincelants, lui dit:
– Restez.
Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps à autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole à sa maîtresse.
– Madame m’a fait un don tellement exagéré, tellement au-dessus de tout ce qu’un pauvre homme tel que moi pouvait s’imaginer, tellement supérieur surtout aux faibles services que j’ai eu l’honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J ’ai l’honneur de rendre cette terre à Madame, et de la prier de m’accorder une pension de quatre cents francs.
– Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ouï dire que j’avais déserté un projet une fois énoncé par moi?
Après cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis, s’arrêtant tout à coup, elle s’écria:
– C’est par hasard et parce qu’il a su plaire à cette petite fille, que la vie de Fabrice a été sauvée! S’il n’avait été aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux où éclatait la plus sombre fureur.
Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inquiétudes pour la propriété de sa terre de la Ricciarda.
– Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et changée du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journée folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner à Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?
– Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j’étais de la suite de monsignore Fabrice. D’ailleurs, si j’ose le dire à Madame, je brûle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drôle d’être propriétaire!
– Ta gaieté me plaît. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié de ce qu’il me doit, et l’autre moitié de tous ces arrérages, je te la donne, mais à cette condition: tu vas aller à Sacca, tu diras qu’après-demain est le jour de la fête d’une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon château de la façon la plus splendide. N’épargne ni argent ni peine: songe qu’il s’agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j’ai préparé cette illumination; depuis plus de trois ans j’ai réuni dans les caves du château tout ce qui peut servir à cette noble fête; j’ai donné en dépôt au jardinier toutes les pièces d’artifice nécessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le Pô. J’ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu feras établir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n’aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l’illumination et le feu d’artifice seront bien en train, tu t’esquiveras prudemment, car il est possible, et c’est mon espoir, qu’à Parme toutes ces belles choses-là paraissent une insolence.
– C’est ce qui n’est pas possible seulement, c’est sûr; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de monsignore, en crèvera de rage. Et même… ajouta Ludovic avec timidité, si Madame voulait faire plus de plaisir à son pauvre serviteur que de lui donner la moitié des arrérages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une petite plaisanterie à ce Rassi…
– Tu es un brave homme! s’écria la duchesse avec transport, mais je te défends absolument de rien faire à Rassi; j’ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant à toi, tâche de ne pas te faire arrêter à Sacca, tout serait gâté si je te perdais.
– Moi, Madame! Quand j’aurai dit que je fête une des patronnes de Madame, si la police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque chose, soyez sûre qu’avant d’être arrivés à la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d’eux ne serait à cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent Madame.
– Enfin, reprit la duchesse d’un air singulièrement dégagé, si je donne du vin à mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme; le même soir où mon château sera illuminé, prends le meilleur cheval de mon écurie, cours à mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.