En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés à la soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule, et, à l’instant où elle marqua la vingtième minute de sa présence dans ce salon, il se levait pour prendre congé, lorsque le prince entra chez sa mère. Après lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manœuvre, lorsque vint éclater à ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande maîtresse savait si bien ménager: le chambellan de service lui courut après pour lui dire qu’il avait été désigné pour faire le whist du prince. A Parme, c’est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist était un honneur marqué même pour l’archevêque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le cœur, et quoique ennemi mortel de toute scène publique, il fut sur le point d’aller lui dire qu’il avait été saisi d’un étourdissement subit; mais il pensa qu’il serait en butte à des questions et à des compliments de condoléance, plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-là il avait horreur de parler.
Heureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce moine, fort savant, digne émule des Fontana et des Duvoisin, s’était placé dans un coin reculé du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de façon à ne point apercevoir la porte d’entrée, et lui parla théologie. Mais il ne put faire que son oreille n’entendît pas annoncer M. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, éprouva un violent mouvement de colère.
– Si j’étais Borso Valserra, se dit-il (c’était un des généraux du premier Sforce), j’irais poignarder ce lourd marquis, précisément avec ce petit poignard à manche d’ivoire que Clélia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s’il doit avoir l’insolence de se présenter avec cette marquise dans un lieu où je suis!
Sa physionomie changea tellement, que le général des frères mineurs lui dit:
– Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?
– J’ai un mal à la tête fou… ces lumières me font mal… et je ne reste que parce que j’ai été nommé pour la partie de whist du prince.
A ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois, fut tellement déconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit à saluer Fabrice, lequel, de son côté, bien autrement troublé que le général des mineurs, se prit à parler avec une volubilité étrange; il entendait qu’il se faisait un grand silence derrière lui et ne voulait pas regarder. Tout à coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la célèbre Mme P… chanta cet air de Cimarosa autrefois si célèbre:
Quelle pupille tenere!
Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère s’évanouit, et il éprouva un besoin extrême de répandre des larmes. «Grand Dieu! se dit-il, quelle scène ridicule! et avec mon habit encore!» Il crut plus sage de parler de lui.
– Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au général des frères mineurs, finissent par des accès de larmes qui pourraient donner pâture à la médisance dans un homme de notre état; ainsi je prie Votre Révérence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n’y pas faire autrement attention.
– Notre père provincial de Catanzara est atteint de la même incommodité, dit le général des mineurs.
Et il commença à voix basse une histoire infinie.
Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du soir de ce père provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps; mais bientôt il cessa d’écouter le général des mineurs. Mme P… chantait, avec un talent divin, un air de Pergolèse (la princesse aimait la musique surannée). Il se fit un petit bruit à trois pas de Fabrice; pour la première fois de la soirée il détourna les yeux. Le fauteuil qui venait d’occasionner ce petit craquement sur le parquet était occupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrèrent en plein ceux de Fabrice, qui n’étaient guère en meilleur état. La marquise baissa la tête; Fabrice continua à la regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette tête chargée de diamants; mais son regard exprimait la colère et le dédain. Puis, se disant: «Et mes yeux ne te regarderont jamais», il se retourna vers son père général, et lui dit:
– Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.
En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d’une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c’est l’usage en Italie, vint à son secours et l’aida à sécher ses larmes.