Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d’installer sa femme n’était qu’à six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu’en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l’air tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu’elle finit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice était tout à fait changé; il l’avait oubliée; s’il était tellement maigri, c’était l’effet des jeûnes sévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l’insigne faveur dont on le voyait l’objet: lui, si jeune, être admis au jeu du prince! On admirait l’indifférence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son Altesse.
– Mais cela est incroyable, s’écriaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout à fait la tête… mais, grâce au ciel, cela ne durera pas; notre souverain n’aime pas que l’on prenne de ces petits airs de supériorité. La duchesse s’approcha du prince; les courtisans qui se tenaient à distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon à ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. «Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs d’indifférence.» Fabrice venait d’entendre la voix de Clélia, elle répondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait adressé la parole à la femme de son chevalier d’honneur. Arriva le moment où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui, perdait tout à fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu’elle devait à son vœu: dans son désir de deviner ce qui se passait dans le cœur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.
Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de Clélia; il était encore très résolu, mais il vint à reconnaître un parfum très faible qu’elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu’il s’était promis. Il s’approcha d’elle et prononça à demi-voix et comme se parlant à soi-même, deux vers de ce sonnet de Pétrarque, qu’il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir de soie:
– Quel n’était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changé!
«Non, il ne m’a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport de joie. Cette belle âme n’est point inconstante!»
Non, vous ne me verrez jamais changer,
Beaux yeux qui m’avez appris à aimer.
Clélia osa se répéter à elle-même ces deux vers de Pétrarque.
La princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l’avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de réception. Dès que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir à la fois; il y eut un désordre complet dans les antichambres; Clélia se trouva tout près de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit pitié.
– Oublions le passé, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d’amitié.
En disant ces mots, elle plaçait son éventail de façon à ce qu’il pût le prendre.
Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dès le lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L’archevêque dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l’admettant à son jeu avait fait perdre entièrement la tête à ce nouveau saint: la duchesse vit qu’il était d’accord avec Clélia. Cette pensée, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d’une promesse fatale, acheva de la déterminer à faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s’éloigner de la cour au moment où la faveur dont elle était l’objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu’il voyait qu’il n’y avait point d’amour entre Fabrice et la duchesse, disait à son amie: