Après la scène qui s’était passée au bal de la cour, et qui semblait assez décisive, Clélia parut ne plus se souvenir de l’amour qu’elle avait semblé partager un instant; les remords les plus violents s’étaient emparés de cette âme vertueuse et croyante. C’est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré toutes les espérances qu’il cherchait à se donner, un sombre malheur ne s’en était pas moins emparé de son âme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme à l’époque du mariage de Clélia.
Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce qu’il lui devait, s’était promis de remplir cette mission en honnête homme.
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n’eût le projet de revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu’il n’en avait jamais eu. Les prévisions du comte ne tardèrent pas à se vérifier: moins de six semaines après son départ, Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vidées, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-là au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il était fou d’amour et haïssait surtout le comte Mosca comme un rival.
Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé de soixante-douze ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c’était au coadjuteur à s’acquitter de presque toutes ses fonctions.
La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur de sa conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant prétexte de la fin d’une première grossesse, elle s’était donné pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y pénétrer et plaça dans l’allée que Clélia affectionnait le plus des fleurs arrangées en bouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison à la tour Farnèse.
La marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvements de son âme étaient dirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait même scrupule d’y jeter un regard.
Fabrice commençait à croire qu’il était séparé d’elle pour toujours, et le désespoir commençait aussi à s’emparer de son âme. Le monde où il passait sa vie lui déplaisait mortellement, et s’il n’eût été intimement persuadé que le comte ne pouvait trouver la paix de l’âme hors du ministère, il se fût mis en retraite dans son petit appartement de l’archevêché. Il lui eût été doux de vivre tout à ses pensées, et de n’entendre plus la voix humaine que dans l’exercice officiel de ses fonctions.
«Mais, se disait-il, dans l’intérêt du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer.»
Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait au premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie à lui-même. L’extrême réserve qui, chez Fabrice, provenait d’une indifférence allant jusqu’au dégoût pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqué la vanité du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d’esprit que sa tante. L’âme candide du prince s’apercevait à demi d’une vérité: c’est que personne n’approchait de lui avec les mêmes dispositions de cœur que Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même au vulgaire des courtisans, c’est que la considération obtenue par Fabrice n’était point celle d’un simple coadjuteur, mais l’emportait même sur les égards que le souverain montrait à l’archevêque. Fabrice écrivait au comte que si jamais le prince avait assez d’esprit pour s’apercevoir du gâchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de même force avaient jeté ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une démarche, sans trop compromettre son amour-propre.