— Tentant ? Oui certes... Lorsque je suis arrivée chez vous l'autre midi j'aurais voulu abattre Arnaud de mes propres mains, incendier ma maison profanée par la présence d'une gueuse... Personne ne saura jamais avec quelle ardeur je l'ai souhaité ! Mais... en admettant que j'aie pu faire tout cela, commettre ces irréparables folies, me laisser emporter par le vin violent de la vengeance, que me serait-il resté ensuite sinon des cendres, des regrets et des larmes plus amères encore... Voyez-vous, dame Mathilde, ce dont j'ai le plus besoin à présent, c'est de paix. Mais comment trouver cette paix si, d'abord, je ne l'obtiens pas de moi-même ?...
Affectueusement, Mathilde glissa son bras sous celui de Catherine, l'embrassa puis l'entraîna avec elle.
— Allons rejoindre vos petits ! dit-elle avec une douceur dont elle semblait bien incapable. Eux vous diront que vous avez fait le meilleur choix...
Cette nuit-là, deux heures avant le lever du soleil, Gauthier et Bérenger quittèrent Roquemaurel à pied, vêtus comme des pèlerins de Saint-Jacques dont les chemins sillonnaient tout le pays et, par les difficiles sentiers à chèvres que le page connaissait si bien, s'enfoncèrent dans les profondeurs vertigineuses de la gorge.
En quittant les deux garçons, en les laissant partir seuls pour la première fois vers une aventure peut-être dangereuse et dont elle ne prendrait pas sa part, le cœur manqua à Catherine qui, au dernier moment, tenta de les retenir.
— C'est folie ! leur dit-elle. Et puis c'est sans doute inutile. Je sais d'avance ce que sera le conseil de l'abbé. Jamais il ne préconisera la force et l'emploi des armes... S'il existe un véritable saint quelque part, c'est bien lui !
Gauthier se mit à rire.
— Sainteté ne veut pas dire faiblesse, dame Catherine. Rappelez-vous que le Christ lui-même s'est servi d'un fouet pour chasser les marchands du temple. Les hommes les plus pacifiques de nos temps sans pitié savent bien qu'il est parfois nécessaire d'employer la force.
Aussi demeurez en repos et gardez-vous bien puisque je ne serai pas là pour le faire.
Elle l'embrassa sur le front et le laissa partir... Il avait raison : qui pouvait se vanter de connaître les voies du Seigneur?
Les jours qui suivirent s'étirèrent, interminables, dans la chaleur de plus en plus lourde de l'été qui s'abattait sur la Châtaigneraie comme une chape de plomb. Les champs roussissaient sous un ciel chauffé à blanc. Les petits ruisseaux qui serpentaient paresseusement à travers les prairies ou qui chantaient si joyeusement en bondissant de rocher en rocher se raréfièrent ou même s'asséchèrent ; ce devint un travail de Romain d'abreuver les bêtes. Heureusement, les profondes citernes des châteaux et des bourgs, creusées à même le roc au temps jadis par des générations de serfs, possédaient de belles réserves ; mais elles n'étaient pas inépuisables. Si la sécheresse s'installait, comme cela était arrivé cinquante ans plus tôt, la situation pourrait s'aggraver et devenir tragique.
Pourtant, les grandes salles sombres de Roquemaurel défendues par des murailles de deux mètres, gardaient de la fraîcheur. Les femmes n'en sortaient guère qu'aux petites heures plus fraîches du matin pour emmener les enfants courir et jouer tout à leur aise autour du château.
Le reste du temps on leur attribuait la cour et l'ombre des remparts où ils n'auraient pas à craindre les morsures de vipères que la grande chaleur rendait plus agressives encore. Deux jours après le départ des deux garçons, l'une des servantes avait été piquée en étendant le linge et, en dépit des soins rapides de Sara qui lui avait ouvert la jambe et sucé le sang, la pauvre fille était encore entre la vie et la mort.
En même temps que la chaleur, le silence s'était refermé autour.de la vieille forteresse où aucune nouvelle de nulle part n'arrivait. En effet, malgré ce que certains avaient pu penser, aucun homme d'armes en provenance de Montsalvy, et Arnaud moins encore que quiconque, n'était venu jusque-là alors que l'on s'attendait à ce que le seigneur de là-haut mît la contrée en coupe réglée pour s'emparer de l'épouse présumée coupable. Apparemment rien ne bougeait dans la cité du plateau et la vie continuait exactement comme si de rien n'était, comme si Catherine ne s'était pas approchée un soir de ses remparts...
Dans le tréfonds de son cœur celle-ci en éprouvait une amère déception. Les choses n'avaient jamais été faciles entre Arnaud et elle mais Catherine n'avait jamais craint le combat contre l'homme qu'elle aimait. Au contraire, elle y puisait des forces nouvelles, sachant bien que les pires fureurs recèlent toujours une parcelle d'amour. Si Arnaud ne se souciait même plus d'elle, de ce qu'elle pouvait devenir, alors oui, la cause devenait désespérée car c'était le spectre glacé de l'indifférence que cela annonçait. Et il n'y aurait plus pour elle d'autre ressource que le couvent le jour où il viendrait exiger qu'on lui remette son fils.