Le soir, quand le soleil meurtrier consentait enfin à faiblir et à s'étendre rougissant derrière les vallonnements du pays de la Dordogne, Catherine, solitaire, montait lentement la vis de pierre noire qui menait au sommet du donjon. Là, perdue en plein ciel, adossée à un merlon, elle cherchait vers le nord-est une couronne rougeoyante posée sur l'épaisse chevelure noire de la forêt : les tours de Montsalvy dont, à défaut de ses yeux, son cœur pouvait réciter chaque détail...
Elle restait là jusqu'à la nuit noire, jusqu'à ce que tout disparût, puis, le pas alourdi par le poids de ses nostalgies avivées, elle redescendait vers sa chambre solitaire, sans voir Sara qui, cachée dans l'ombre de l'escalier, la regardait passer sans rien dire, serrant les poings quand elle apercevait des larmes sur les joues pâles de la jeune femme. Et puis, quand le bruit que faisait le loquet de sa porte en retombant s'était fait entendre, la zingara descendait aux cuisines, y prenait une chandelle et gagnait le recoin des caves où elle entreposait ses plantes, ses fioles, ses macérations, ses onguents et ses poudres.
C'était un endroit sombre et inquiétant que l'on aurait pu prendre aisément pour l'antre d'une sorcière mais, si Sara n'ignorait rien de l'art redoutable des maléfices, elle s'était toujours refusé à s'y livrer.
Ce qu'elle pratiquait, elle, c'était la magie blanche, celle des parfums, des prières et des invocations et ce n'était pas à Satan qu'elle offrait cela mais à des esprits bienfaisants vers lesquels tendaient toutes les ressources de son art en échange de l'apaisement des souffrances de celle qu'elle considérait toujours comme son enfant chérie.
Pourtant, certain soir de la fin août, Sara, avant de gagner son repaire souterrain, se munit cette fois d'un morceau de cire d'abeilles et d'une pelote d'épingles...
Ce jour-là avait été particulièrement morne et sombre. Les bêtes commençaient à crever dans les pacages du fait des loups qui, assoiffés, les égorgeaient pour boire leur sang. Le niveau de l'eau baissait dangereusement dans la citerne du château où bientôt, si le ciel n'envoyait pas la pluie, on en viendrait à la bourbe. Enfin, il y avait six longues semaines, jour pour jour, que Gauthier et Bérenger étaient partis pour Saint-Laurent et aucune nouvelle n'en était arrivée.
Us s'étaient pour ainsi dire évanouis dans l'épaisseur des taillis, des forêts et des landes. Personne ne savait dire ce qu'ils étaient devenus.
Vers la fin du jour, Sara, en remontant de la basse- cour, rencontra Renaud qui rentrait. A le voir chevaucher le dos rond, avec sa blouse de toile ouverte jusqu'à la taille sur les muscles velus de sa poitrine, l'œil mauvais fiché entre les oreilles de sa monture et mâchonnant à belles dents le manche de sa houssine, il était facile de deviner qu'il couvait une colère.
Comme lesdites colères étaient toujours redoutables, Sara allait passer son chemin, peu désireuse d'en faire les frais, mais il l'appela.
— Venez ici, Sara ! J'ai à vous parler...
Il sauta de son cheval, lança sa bride à un garçon de ferme qui accourait puis, après s'être assuré que personne d'autre n'était en vue, il prit Sara par le bras et l'entraîna vers l'armurerie, déserte à cette heure.
— Je viens de voir Arnaud de Montsalvy ! lâcha- t-il répondant au coup d'œil interrogateur de la zin- gara dont le visage d'ailleurs demeura de marbre.
— Ah !... Et... vous lui avez parlé ?
— Oui... J'étais allé jusqu'à Sénézergues pour voir comment La Roque s'arrangeait de cette damnée sécheresse et si les loups avaient fait leur apparition chez lui aussi quand, en sortant du chemin creux qui mène à l'église, je me suis trouvé nez à nez avec Montsalvy... Le chemin n'est pas large à cet endroit et l'on ne peut pas y passer à deux de front. Il fallait donc que l'un de nous deux cède le pas. Je n'en avais pas envie et lui non plus apparemment car un moment on s'est regardés sans rien dire mais avec autant d'amitié que deux molosses devant un quartier de charogne. J'ai cru un instant qu'il allait se jeter sur moi. Comme il n'était pas plus vêtu que moi, j'ai pu voir les muscles de ses épaules se ramasser tandis qu'une de ses mains cherchait déjà le pommeau de l'épée pendue à sa selle. Alors j'allais en faire autant quand il s'est ravisé. Il s'est redressé, a caressé l'encolure de son destrier pour le calmer et puis il m'a lancé avec un mauvais regard:
« — Alors ? Il paraît que la Catherine a trouvé refuge chez toi ?
« — Comment le sais-tu ?
« Il a haussé les épaules.
« — Les nouvelles vont vite dans nos campagnes. Il y a un mois que je le sais. Tu as même toute la famille, paraît-il, puisque cette sorcière de Sara s'est permis de t'amener les enfants qu'elle m'a enlevés.
« — Ils ne doivent pas te faire manque puisque tu n'as pas jugé bon de venir les réclamer ?...
« — Je viendrai, sois tranquille, mais plus tard, quand j'en aurai fini avec la garce que j'ai épousée.
« Là, je me suis mis à rigoler.