« Je ne sais pas, dit Frodo. Ça m’est venu sur le moment, comme si je l’inventais à mesure ; mais je l’ai peut-être entendu il y a longtemps. En tout cas, cela me rappelle beaucoup Bilbo dans les dernières années, avant son départ. Il disait souvent qu’il n’y a qu’une seule Route, que c’est comme une grande rivière : ses sources jaillissent au seuil de chaque maison, et tous les chemins sont ses affluents. “C’est un jeu dangereux, Frodo, de sortir de chez toi”, disait-il. “Tu fais un pas sur la Route, et, si tu ne surveilles pas tes pieds, qui sait jusqu’où tu pourrais être emporté… Te rends-tu compte que ce chemin est celui-là même qui traverse Grand’Peur, et que si tu le laisses faire, il pourrait t’emmener jusqu’à la Montagne Solitaire, ou plus loin encore, et en de pires endroits ?” Il disait cela quand nous étions dans le chemin devant la porte de Cul-de-Sac, surtout quand il revenait d’une longue promenade. »
« Eh bien, la Route ne m’emportera nulle part avant au moins une heure », dit Pippin, laissant tomber son chargement. Les autres suivirent son exemple, adossant leurs paquets contre le talus et étendant les jambes en travers de la route. Après une pause, ils prirent un bon déjeuner, puis encore une pause.
Le soleil commençait à décliner et la lumière de l’après-midi inondait la plaine lorsqu’ils descendirent la colline. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas rencontré âme qui vive sur la route. Ce chemin était peu fréquenté, car il ne convenait guère aux charrettes, et les allées et venues étaient rares du côté de la Pointe-aux-Bois. Ils cheminaient maintenant depuis une heure ou plus quand Sam s’arrêta un instant comme pour écouter. Ils se trouvaient désormais en terrain plat, et la route, après de nombreux méandres, coupait tout droit à travers la plaine herbeuse parsemée de grands arbres annonciateurs de la forêt.
« J’entends venir un poney ou un cheval derrière nous », dit Sam.
Ils se retournèrent, mais un détour de la route les empêchait de voir bien loin. « Serait-ce Gandalf cherchant à nous rattraper ? » se demanda Frodo ; mais tout en disant cela, il eut le sentiment que ce n’était pas le cas, et un désir soudain de se soustraire à la vue du cavalier s’empara de lui.
« C’est peut-être sans importance, dit-il en manière d’excuse, mais je préférerais ne pas être vu sur la route… par qui que ce soit. J’en ai assez que mes faits et gestes soient scrutés à la loupe. Et si c’est Gandalf, ajouta-t-il après coup, on pourra lui faire une petite surprise : ça lui apprendra d’être à ce point en retard ! Cachons-nous ! »
Les deux autres coururent rapidement jusqu’à une petite dépression du côté gauche de la route, où ils se mirent à plat ventre. Frodo hésita pendant une seconde : la curiosité ou quelque chose d’autre s’opposait à son envie de se cacher. Le claquement de sabots s’approcha. Juste à temps, il s’aplatit dans un bouquet d’herbes hautes, derrière un arbre surplombant la route. Puis il leva la tête et regarda précautionneusement par-dessus l’une des grandes racines.
Un cheval noir apparut dans le tournant, pas un poney de hobbit mais un cheval de haute stature. Un homme de forte carrure le montait, comme écrasé sur la selle : il était enveloppé d’une grande cape noire et d’un capuchon de même couleur, ce qui ne laissait voir que ses bottes dans les hauts étriers. Son visage restait dans l’ombre, invisible.
En arrivant à la hauteur de Frodo caché derrière son arbre, le cheval s’arrêta. La silhouette noire demeura tout à fait immobile, tête baissée, comme pour écouter. Il vint, de l’intérieur du capuchon, comme le bruit de quelqu’un reniflant pour capter une odeur insaisissable ; la tête se tourna de chaque côté de la route.
Une peur soudaine et inexplicable, la peur d’être découvert, s’empara de Frodo, et il songea à son Anneau. Il osait à peine respirer ; pourtant, l’envie de le sortir de sa poche devint si forte qu’il commença à remuer lentement la main. Il sentait qu’il n’avait qu’à le glisser à son doigt : alors, il serait en sécurité. La consigne de Gandalf paraissait absurde. Bilbo s’en était bien servi, lui. « Et je suis encore dans le Comté », se dit-il au moment où sa main effleurait la chaîne où il était attaché. À cet instant, le cavalier se redressa et secoua les rênes de sa monture. Elle se remit en route, d’abord lentement, puis en un trot rapide.
Frodo rampa vers le bord de la route et regarda le cavalier disparaître au loin. Il était sur le point de s’évanouir complètement quand Frodo, sans pouvoir en être sûr, crut voir le cheval quitter brusquement la route et pénétrer sous les arbres à droite.
« Hum, voilà qui est très bizarre et même inquiétant », se dit Frodo en rejoignant ses compagnons. Pippin et Sam étaient restés à plat ventre dans l’herbe, et n’avaient rien vu ; alors Frodo leur décrivit le cavalier et son étrange comportement.