Читаем La vie devant soi полностью

Après, il a fallu qu’elle travaille. Elle m’a expliqué que c’était ce qu’on appelle chez eux une salle de doublage. Les gens sur l’écran ouvraient la bouche comme pour parler mais c’étaient les personnes dans la salle qui leur donnaient leurs voix. C’était comme chez les oiseaux, ils leur fourraient directement leurs voix dans le gosier. Quand c’était raté la première fois et que la voix n’entrait pas au bon moment, il fallait recommencer. Et c’est là que c’était beau à voir : tout se mettait à reculer. Les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société. On appuyait sur un bouton, et tout s’éloignait. Les voitures reculaient à l’envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d’un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l’eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n’y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C’était le vrai monde à l’envers et c’était la plus belle chose que j’aie vue dans ma putain de vie. A un moment, j’ai même vu Madame Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l’ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J’en avais des larmes aux yeux.

J’y suis resté un bon moment parce que je n’étais pas urgent nulle part ailleurs et qu’est-ce que je me suis régalé. J’aimais surtout quand la bonne femme à l’écran était tuée, elle restait un moment morte pour faire de la peine, et puis elle était soulevée du sol comme par une main invisible, se mettait à reculer et retrouvait la vraie vie. Le type pour qui elle disait « mon amour, mon pauvre amour » avait l’air d’une belle ordure mais c’était pas mes oignons. Les personnes présentes voyaient bien que ça faisait mon bonheur, ce cinéma, et ils m’ont expliqué qu’on pouvait prendre tout à la fin et revenir comme ça jusqu’au commencement, et l’un d’eux, un barbu, s’est marré et a dit « jusqu’au paradis terrestre ». Après il a ajouté : « Malheureusement, quand ça recommence, c’est toujours la même chose. » La blonde m’a dit qu’elle s’appelait Nadine et que c’était son métier de faire parler les gens d’une voix humaine au cinéma. J’avais envie de rien tellement j’étais content. Vous pensez, une maison qui brûle et qui s’écroule, et puis qui s’éteint et qui se relève. Il faut voir ça avec ses yeux pour y croire, parce que les yeux des autres, c’est pas la même chose.

Et c’est là que j’ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j’ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu’aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j’ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c’était ma mère mais c’était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J’ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j’ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j’ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s’asseoir par terre et j’ai plus mal sous l’effet du soulagement et la personne chaude m’embrasse et rit d’un rire léger que j’entends, j’entends, j’entends…

– Ça te plaît ?

J’étais assis dans un fauteuil et il n’y avait plus rien sur l’écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.

– C’est pas mal.

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