On devinait, dans ce choix du pavillon destiné à l’habitation d’Albert, la délicate prévoyance d’une mère qui, ne voulant pas se séparer de son fils, avait cependant compris qu’un jeune homme de l’âge du vicomte avait besoin de sa liberté tout entière. On y reconnaissait aussi, d’un autre côté, nous devons le dire, l’intelligent égoïsme du jeune homme, épris de cette vie libre et oisive, qui est celle des fils de famille, et qu’on lui dorait comme à l’oiseau sa cage.
Par les deux fenêtres donnant sur la rue, Albert de Morcerf pouvait faire ses explorations au-dehors. La vue du dehors est si nécessaire aux jeunes gens qui veulent toujours voir le monde traverser leur horizon, cet horizon ne fût-il que celui de la rue! Puis son exploration faite, si cette exploration paraissait mériter un examen plus approfondi, Albert de Morcerf pouvait, pour se livrer à ses recherches, sortir par une petite porte faisant pendant à celle que nous avons indiquée près de la loge du portier, et qui mérite une mention particulière.
C’était une petite porte qu’on eût dit oubliée de tout le monde depuis le jour où la maison avait été bâtie, et qu’on eût cru condamnée à tout jamais, tant elle semblait discrète et poudreuse, mais dont la serrure et les gonds, soigneusement huilés, annonçaient une pratique mystérieuse et suivie. Cette petite porte sournoise faisait concurrence aux deux autres et se moquait du concierge, à la vigilance et à la juridiction duquel elle échappait, s’ouvrant comme la fameuse porte de la caverne des
Au bout d’un corridor vaste et calme, auquel communiquait cette petite porte et qui faisait antichambre, s’ouvrait, à droite, la salle à manger d’Albert donnant sur la cour, et, à gauche, son petit salon donnant sur le jardin. Des massifs, des plantes grimpantes s’élargissant en éventail devant les fenêtres, cachaient à la cour et au jardin l’intérieur de ces deux pièces, les seules placées au rez-de-chaussée comme elles l’étaient, où pussent pénétrer les regards indiscrets.
Au premier, ces deux pièces se répétaient, enrichies d’une troisième, prise sur l’antichambre. Ces trois pièces étaient un salon, une chambre à coucher et un boudoir.
Le salon d’en bas n’était qu’une espèce de divan algérien destiné aux fumeurs.
Le boudoir du premier donnait dans la chambre à coucher, et, par une porte invisible, communiquait avec l’escalier. On voit que toutes les mesures de précaution étaient prises.
Au-dessus de ce premier étage régnait un vaste atelier, que l’on avait agrandi en jetant bas murailles et cloisons, pandémonium que l’artiste disputait au dandy. Là se réfugiaient et s’entassaient tous les caprices successifs d’Albert, les cors de chasse, les basses, les flûtes, un orchestre complet, car Albert avait eu un instant, non pas le goût, mais la fantaisie de la musique; les chevalets, les palettes, les pastels, car à la fantaisie de la musique avait succédé la fatuité de la peinture; enfin les fleurets, les gants de boxe, les espadons et les cannes de tout genre; car enfin, suivant les traditions des jeunes gens à la mode de l’époque où nous sommes arrivés, Albert de Morcerf cultivait, avec infiniment plus de persévérance qu’il n’avait fait de la musique et de la peinture, ces trois arts qui complètent l’éducation léonine, c’est-à-dire l’escrime, la boxe et le bâton, et il recevait successivement dans cette pièce, destinée à tous les exercices du corps, Grisier, Cooks et Charles Leboucher.
Le reste des meubles de cette pièce privilégiée étaient de vieux bahuts du temps de François Ier, bahuts pleins de porcelaines de Chine, de vases du Japon, de faïences de Luca della Robbia et de plats de Bernard de Palissy; d’antiques fauteuils où s’étaient peut-être assis Henri IV ou Sully, Louis XIII ou Richelieu, car deux de ces fauteuils, ornés d’un écusson sculpté où brillaient sur l’azur les trois fleurs de lis de France surmontées d’une couronne royale sortaient visiblement des garde-meubles du Louvre ou tout au moins de celui de quelque château royal. Sur ces fauteuils aux fonds sombres et sévères, étaient jetées pêle-mêle de riches étoffes aux vives couleurs, teintes au soleil de la Perse ou écloses sous les doigts des femmes de Calcutta ou de Chandernagor. Ce que faisaient là ces étoffes, on n’eût pas pu le dire; elles attendaient, en récréant les yeux, une destination inconnue à leur propriétaire lui-même, et, en attendant, elles illuminaient l’appartement de leurs reflets soyeux et dorés.