Le grattement de l’ongle sur la bibliothèque tira la jeune fille de cet état de torpeur dans lequel elle était ensevelie, et qui ressemblait à de l’engourdissement.
Elle souleva la tête avec effort.
La porte, toujours silencieuse, roula une seconde fois sur ses gonds, et le comte de Monte-Cristo reparut.
«Eh bien, demanda le comte, doutez-vous encore?
– Ô mon Dieu! murmura la jeune fille.
– Vous avez vu?
– Hélas!
– Vous avez reconnu?»
Valentine poussa un gémissement.
«Oui, dit-elle, mais je n’y puis croire.
– Vous aimez mieux mourir alors, et faire mourir Maximilien!…
– Mon Dieu, mon Dieu! répéta la jeune fille presque égarée; mais ne puis-je donc pas quitter la maison, me sauver?…
– Valentine, la main qui vous poursuit vous atteindra partout: à force d’or, on séduira vos domestiques, et la mort s’offrira à vous, déguisée sous tous les aspects, dans l’eau que vous boirez à la source, dans le fruit que vous cueillerez à l’arbre.
– Mais n’avez-vous donc pas dit que la précaution de bon papa m’avait prémunie contre le poison?
– Contre un poison, et encore non pas employé à forte dose; on changera de poison ou l’on augmentera la dose.»
Il prit le verre et y trempa ses lèvres.
«Et tenez, dit-il, c’est déjà fait. Ce n’est plus avec de la brucine qu’on vous empoisonne, c’est avec un simple narcotique. Je reconnais le goût de l’alcool dans lequel on l’a fait dissoudre. Si vous aviez bu ce que Mme de Villefort vient de verser dans ce verre, Valentine, vous étiez perdue.
– Mais, mon Dieu! s’écria la jeune fille, pourquoi donc me poursuit-elle ainsi?
– Comment! vous êtes si douce, si bonne, si peu croyante au mal que vous n’avez pas compris, Valentine?
– Non, dit la jeune fille; je ne lui ai jamais fait de mal.
– Mais vous êtes riche, Valentine; mais vous avez deux cent mille livres de rente, et ces deux cent mille francs de rente, vous les enlevez à son fils.
– Comment cela? Ma fortune n’est point la sienne et me vient de mes parents.
– Sans doute, et voilà pourquoi M. et Mme de Saint-Méran sont morts: c’était pour que vous héritassiez de vos parents; voilà pourquoi du jour où il vous a fait son héritière, M. Noirtier avait été condamné; voilà pourquoi, à votre tour, vous devez mourir, Valentine, c’est afin que votre père hérite de vous, et que votre frère, devenu fils unique, hérite de votre père.
– Édouard! pauvre enfant, et c’est pour lui qu’on commet tous ces crimes?
– Ah! vous comprenez, enfin.
– Ah! mon Dieu! pourvu que tout cela ne retombe pas sur lui!
– Vous êtes un ange, Valentine.
– Mais mon grand-père, on a donc renoncé à le tuer, lui?
– On a réfléchi que vous morte, à moins d’exhérédation, la fortune revenait naturellement à votre frère, et l’on a pensé que le crime, au bout du compte, étant inutile, il était doublement dangereux de le commettre.
– Et c’est dans l’esprit d’une femme qu’une pareille combinaison a pris naissance! Ô mon Dieu! mon Dieu!
– Rappelez-vous Pérouse, la treille de l’auberge de la Poste, l’homme au manteau brun, que votre belle-mère interrogeait sur l’aqua-tofana; eh bien, dès cette époque, tout cet infernal projet mûrissait dans son cerveau.
– Oh! monsieur, s’écria la douce jeune fille en fondant en larmes, je vois bien, s’il en est ainsi, que je suis condamnée à mourir.
– Non, Valentine, non, car j’ai prévu tous les complots; non, car notre ennemie est vaincue, puisqu’elle est devinée; non, vous vivrez, Valentine vous vivrez pour aimer et être aimée, vous vivrez pour être heureuse et rendre un noble cœur heureux; mais pour vivre, Valentine, il faut avoir bien confiance en moi.
– Ordonnez, monsieur, que faut-il faire?
– Il faut prendre aveuglément ce que je vous donnerai.
– Oh! Dieu m’est témoin, s’écria Valentine, que si j’étais seule, j’aimerais mieux me laisser mourir!
– Vous ne vous confierez à personne, pas même à votre père.
– Mon père n’est pas de cet affreux complot, n’est-ce pas, monsieur? dit Valentine en joignant les mains.
– Non, et cependant votre père, l’homme habitué aux accusations juridiques, votre père doit se douter que toutes ces morts qui s’abattent sur sa maison ne sont point naturelles. Votre père, c’est lui qui aurait dû veiller sur vous, c’est lui qui devrait être à cette heure à la place que j’occupe; c’est lui qui devrait déjà avoir vidé ce verre; c’est lui qui devrait déjà s’être dressé contre l’assassin. Spectre contre spectre, murmura-t-il, en achevant tout haut sa phrase.
– Monsieur, dit Valentine, je ferai tout pour vivre, car il existe deux êtres au monde qui m’aiment à en mourir si je mourais: mon grand-père et Maximilien.
– Je veillerai sur eux comme j’ai veillé sur vous.
– Eh bien, monsieur, disposez de moi, dit Valentine. Puis à voix basse: mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, que va-t-il m’arriver?