«- Oui, monsieur. J’ai entendu dire qu’elles avaient succombé à leur chagrin et peut-être à leur misère. Je n’étais pas riche, ma vie courait de grands dangers, je ne pus me mettre à leur recherche, à mon grand regret.
«Le président fronça imperceptiblement le sourcil.
«- Messieurs, dit-il, vous avez entendu et suivi M. le comte de Morcerf et ses explications. Monsieur le comte, pouvez-vous, à l’appui du récit que vous venez de faire, fournir quelque témoin?
«- Hélas! non, monsieur, répondit le comte, tous ceux qui entouraient le vizir et qui m’ont connu à sa cour sont ou morts ou dispersés; seul, je crois, du moins, seul de mes compatriotes, j’ai survécu à cette affreuse guerre; je n’ai que des lettres d’Ali-Tebelin et je les ai mises sous vos yeux; je n’ai que l’anneau gage de sa volonté, et le voici; j’ai enfin la preuve la plus convaincante que je puisse fournir, c’est-à-dire, après une attaque anonyme, l’absence de tout témoignage contre ma parole d’honnête homme et la pureté de toute ma vie militaire.
«Un murmure d’approbation courut dans l’assemblée; en ce moment, Albert, et s’il ne fût survenu aucun incident, la cause de votre père était gagnée.
«Il ne restait plus qu’à aller aux voix, lorsque le président prit la parole.
«- Messieurs, dit-il, et vous, monsieur le comte, vous ne seriez point fâchés, je présume, d’entendre un témoin très important, à ce qu’il assure, et qui vient de se produire de lui-même; ce témoin, nous n’en doutons pas, après tout ce que nous a dit le comte, est appelé à prouver la parfaite innocence de notre collègue. Voici la lettre que je viens de recevoir à cet égard; désirez-vous qu’elle vous soit lue, ou décidez-vous qu’il sera passé outre, et qu’on ne s’arrêtera point à cet incident?»
«M. de Morcerf pâlit et crispa ses mains sur les papiers qu’il tenait, et qui crièrent entre ses doigts.
«La réponse de la commission fut pour la lecture: quant au comte, il était pensif et n’avait point d’opinion à émettre.
«Le président lut en conséquence la lettre suivante:
«Le président fit une courte pause.
«Le comte de Morcerf pâlit; le président interrogea les auditeurs du regard.
«- Continuez!» s’écria-t-on de tous côtés.
«Le président reprit:
«- Et quel est ce témoin, ou plutôt cet ennemi? demanda le comte d’une voix dans laquelle il était facile de remarquer une profonde altération.
«- Nous allons le savoir, monsieur, répondit le président. La commission est-elle d’avis d’entendre ce témoin?
«- Oui, oui, dirent en même temps toutes les voix.
«On rappela l’huissier.
«- Huissier, demanda le président, y a-t-il quelqu’un qui attende dans le vestibule?
«- Oui, monsieur le président.
«- Qui est-ce que ce quelqu’un?
«- Une femme accompagnée d’un serviteur.
Chacun se regarda.
«- Faites entrer cette femme, dit le président.
«Cinq minutes après, l’huissier reparut; tous les yeux étaient fixés sur la porte, et moi-même, dit Beauchamp, je partageais l’attente et l’anxiété générales.
«Derrière l’huissier marchait une femme enveloppée d’un grand voile qui la cachait tout entière. On devinait bien, aux formes que trahissait ce voile et aux parfums qui s’en exhalaient, la présence d’une femme jeune et élégante, mais voilà tout.
«Le président pria l’inconnue d’écarter son voile et l’on put voir alors que cette femme était vêtue à la grecque; en outre, elle était d’une suprême beauté.
– Ah! dit Morcerf, c’était elle.
– Comment, elle?
– Oui, Haydée.
– Qui vous l’a dit?
– Hélas! je le devine. Mais continuez, Beauchamp, je vous prie. Vous voyez que je suis calme et fort. Et cependant nous devons approcher du dénouement.
– M. de Morcerf, continua Beauchamp, regardait cette femme avec une surprise mêlée d’effroi. Pour lui, c’était la vie ou la mort qui allait sortir de cette bouche charmante; pour tous les autres, c’était une aventure si étrange et si pleine de curiosité, que le salut ou la perte de M. de Morcerf n’entrait déjà plus dans cet événement que comme un élément secondaire.