«Près de la signature du marchand on voyait en effet le sceau du sublime empereur.
«À cette lecture et à cette vue succéda un silence terrible; le comte n’avait plus que le regard, et ce regard, attaché comme malgré lui sur Haydée, semblait de flamme et de sang.
«- Madame, dit le président, ne peut-on interroger le comte de Monte-Cristo, lequel est à Paris près de vous, à ce que je crois?
«- Monsieur, répondit Haydée, le comte de Monte-Cristo, mon autre père, est en Normandie depuis trois jours.
«- Mais alors, madame, dit le président, qui vous a conseillé cette démarche, démarche dont la cour vous remercie et qui d’ailleurs est toute naturelle d’après votre naissance et vos malheurs?
«- Monsieur, répondit Haydée, cette démarche m’a été conseillée par mon respect et par ma douleur. Quoique chrétienne, Dieu me pardonne! j’ai toujours songé à venger mon illustre père. Or, quand j’ai mis le pied en France, quand j’ai su que le traître habitait Paris, mes yeux et mes oreilles sont restés constamment ouverts. Je vis retirée dans la maison de mon noble protecteur, mais je vis ainsi parce que j’aime l’ombre et le silence qui me permettent de vivre dans ma pensée et dans mon recueillement. Mais M. le comte de Monte-Cristo m’entoure de soins paternels, et rien de ce qui constitue la vie du monde ne m’est étranger; seulement je n’en accepte que le bruit lointain. Ainsi je lis tous les journaux, comme on m’envoie tous les albums, comme je reçois toutes les mélodies et c’est en suivant, sans m’y prêter, la vie des autres, que j’ai su ce qui s’était passé ce matin à la Chambre des pairs et ce qui devait s’y passer ce soir… Alors, j’ai écrit.
«- Ainsi, demanda le président, M. le comte de Monte-Cristo n’est pour rien dans votre démarche?
«- Il l’ignore complètement, monsieur, et même je n’ai qu’une crainte, c’est qu’il la désapprouve quand il l’apprendra; cependant c’est un beau jour pour moi, continua la jeune fille en levant au ciel un regard tout ardent de flamme, que celui où je trouve enfin l’occasion de venger mon père.
«Le comte, pendant tout ce temps, n’avait point prononcé une seule parole; ses collègues le regardaient et sans doute plaignaient cette fortune brisée sous le souffle parfumé d’une femme; son malheur s’écrivait peu à peu en traits sinistres sur son visage.
«- Monsieur de Morcerf, dit le président, reconnaissez-vous madame pour la fille d’Ali-Tebelin, pacha de Janina?
«- Non, dit Morcerf en faisant un effort pour se lever, et c’est une trame ourdie par mes ennemis.
«Haydée, qui tenait ses yeux fixés vers la porte, comme si elle attendait quelqu’un, se retourna brusquement, et, retrouvant le comte debout, elle poussa un cri terrible:
«- Tu ne me reconnais pas, dit-elle; eh bien, moi, heureusement je te reconnais! tu es Fernand Mondego, l’officier franc qui instruisait les troupes a de mon noble père. C’est toi qui as livré les châteaux de Janina! c’est toi qui, envoyé par lui à Constantinople pour traiter directement avec l’empereur de la vie ou de la mort de ton bienfaiteur, as rapporté un faux firman qui accordait grâce entière! c’est toi qui, avec ce firman, as obtenu la bague du pacha qui devait te faire obéir par Sélim, le gardien du feu; c’est toi qui as poignardé Sélim! c’est toi qui nous as vendues, ma mère et moi, au marchand El-Kobbir! Assassin! assassin! assassin! tu as encore au front le sang de ton maître! regardez tous.
«Ces paroles avaient été prononcées avec un tel enthousiasme de vérité, que tous les yeux se tournèrent vers le front du comte, et que lui-même y porta la main comme s’il eût senti, tiède encore, le sang d’Ali.
«- Vous reconnaissez donc positivement M. de Morcerf pour être le même que l’officier Fernand Mondego?
«- Si je le reconnais! s’écria Haydée. Oh! ma mère! tu m’as dit: «Tu étais libre, tu avais un père que tu aimais, tu étais destinée à être presque une reine! Regarde bien cet homme, c’est lui qui t’a faite esclave, c’est lui qui a levé au bout d’une pique la tête de ton père, c’est lui qui nous a vendues, c’est lui qui nous a livrées! Regarde bien sa main droite, celle qui a une large cicatrice; si tu oubliais son visage, tu le reconnaîtrais à cette main dans laquelle sont tombées une à une les pièces d’or du marchand El-Kobbir!» Si je le reconnais! Oh! qu’il dise maintenant lui-même s’il ne me reconnaît pas.
«Chaque mot tombait comme un coutelas sur Morcerf et retranchait une parcelle de son énergie; aux derniers mots, il cacha vivement et malgré lui sa main, mutilée en effet par une blessure, dans sa poitrine, et retomba sur son fauteuil, abîmé dans un morne désespoir.