Vint à passer par la Toscane le grand sénéchal du royaume de Naples, qui se rendait en Avignon. Giannino s’empressa de l’aller trouver ; Naples n’était-elle pas le berceau de sa famille maternelle ? Le sénéchal, prudent, lui conseilla de s’adresser au pape.
Sans escorte cette fois, les nobles hongrois s’étant lassés, il arriva au printemps 1360 dans la cité papale, en simple habit de pèlerin. Innocent VI refusa obstinément de le recevoir. La France causait au Saint-Père trop de tracas pour qu’il songeât à s’occuper de cet étrange roi posthume.
Jean II le Bon était toujours prisonnier ; Paris demeurait marqué par l’insurrection où le prévôt des marchands, Étienne Marcel, avait péri assassiné après sa tentative d’établir un pouvoir populaire. L’émeute était aussi dans les campagnes où la misère soulevait ceux qu’on appelait « les Jacques ». On se tuait partout, on ne savait plus qui était ami ou ennemi. Le dauphin aux mains gonflées, sans troupes et sans finances, luttait contre l’Anglais, luttait contre le Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel il avait remis l’épée qu’il ne pouvait tenir. Il s’employait en outre à réunir la rançon de son père.
L’embrouille était totale entre des factions toutes également épuisées ; des compagnies, qui se disaient de soldats mais qui n’étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines, pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre.
Le séjour d’Avignon devenait, pour le chef de l’Église, aussi peu sûr que celui de Rome, même avec les Colonna. Il fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants exténués, et que le roi d’Angleterre renonçât à la couronne de France, fût-ce à garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France fût rétabli sur l’autre moitié pour y ramener un semblant d’ordre. Qu’avait-on à faire d’un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l’incroyable relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci démentait ?
Alors Giannino erra, cherchant quelque argent, essayant d’intéresser à son histoire des convives d’auberge qui disposaient d’une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l’influence à des gens qui n’en avaient point, s’abouchant avec des intrigants, des malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. On disait qu’il était fou et, en vérité, il le devenait.
Les notables d’Aix l’arrêtèrent un jour de janvier 1361 où il semait le trouble dans leur ville. Ils s’en débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison. Il s’évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris ; et puisqu’il se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu’il affirmait avec tant de force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l’envoya à Naples.
On négociait justement dans ce moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l’Astrologue, avec le dernier fils de Jean II le Bon. Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon où Innocent VI venait de mourir. Et le roi Jean II proposait au nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni son père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n’avaient réussi à faire partir !
À Naples, Jean le Posthume, Jean l’Inconnu, fut enfermé au château de l’œuf ; par le soupirail de son cachot il pouvait voir le Château-Neuf, le
Ce fut là qu’il mourut, la même année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des Rois maudits.
Quand Jacques de Molay, du haut de son bûcher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l’usage, de l’avenir promis à la race de Philippe le Bel ? Ou bien la fumée dans laquelle il mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique ?
Les peuples portent le poids des malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées.
Des descendants mâles du Roi de fer, nul n’avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Édouard d’Angleterre, qui venait d’échouer à régner sur la France.
Mais le peuple, lui, n’était pas au bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d’un autre bûcher, allumé pour le sacrifice d’une fille de France, n’eussent dissipé, dans les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître.
FIN
RÉPERTOIRE
BIOGRAPHIQUE