« Très volontiers », répondirent-ils, et il les amena à l’écart, dans l’ombre de l’un des arbres, et ils virent qu’une grande jarre de pierre était posée là. Barbebois remplit trois bols, et ils burent ; et ils virent ses yeux étranges qui les observaient par-dessus le rebord de son bol. « Prudence, prudence ! dit-il. Car vous avez déjà grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. » Et, riant, ils vidèrent leurs bols.
« Eh bien, au revoir ! dit-il. Et n’oubliez pas : si vous avez des nouvelles des Ent-Femmes dans votre pays, vous serez gentils de m’en informer. » Puis, agitant ses grandes mains, il salua toute la compagnie et s’en fut parmi les arbres.
Les voyageurs adoptèrent alors une allure plus rapide et se dirigèrent vers la Brèche du Rohan ; et Aragorn prit enfin congé d’eux tout près de l’endroit où Pippin avait regardé dans la Pierre d’Orthanc. Cette séparation chagrina beaucoup les Hobbits ; car Aragorn ne leur avait jamais fait défaut, lui qui avait été leur guide à travers maints périls.
« Si seulement nous avions une Pierre où nous verrions tous nos amis, dit Pippin, pour pouvoir leur parler à distance ! »
« Il n’en reste qu’une seule qui pourrait vous servir, répondit Aragorn ; car vous ne voudriez pas voir ce que la Pierre de Minas Tirith aurait à vous montrer. Mais le Palantír d’Orthanc sera la possession du Roi, afin qu’il voie ce qui se passe dans son royaume, et ce que font ses serviteurs. Car n’oubliez pas, Peregrin Touc, que vous êtes un chevalier du Gondor, et je ne vous dispense pas de votre service. Vous allez maintenant en permission, mais je puis toujours vous rappeler. Et souvenez-vous, chers amis du Comté, que mon royaume est aussi dans le Nord, et je me rendrai là-bas un jour. »
Aragorn prit alors congé de Celeborn et de Galadriel ; et la Dame lui dit : « Pierre-elfe, à travers les ténèbres, tu as trouvé ton espoir et comblé tout ton désir. Fais bon usage des jours ! »
Mais Celeborn dit : « Adieu, cher parent ! Puisses-tu connaître un destin différent du mien, et garder ton trésor jusqu’à la fin ! »
Sur quoi ils se séparèrent, et c’était l’heure du couchant ; et lorsqu’ils finirent par se tourner pour regarder en arrière, ils virent le Roi de l’Ouest assis sur sa monture et entouré de ses chevaliers ; et le Soleil près de sombrer tombait sur eux et faisait reluire tout leur harnais comme de l’or fauve, et la longue cape blanche d’Aragorn avait l’aspect d’une flamme. Aragorn saisit alors la pierre verte et la tint levée, et un feu émeraude jaillit de sa main.
La compagnie ainsi réduite, suivant le cours de l’Isen, tourna bientôt vers l’ouest et traversa la Brèche jusque dans les terres désolées au-delà, après quoi elle se dirigea au nord et passa les frontières de Dunlande. Les Dunlandais fuyaient et couraient se cacher, car ils craignaient les Elfes, encore que ceux-ci aient été peu nombreux à visiter jamais leur pays ; mais les voyageurs ne firent pas attention à eux, car ils formaient encore une grande compagnie, et ils étaient bien approvisionnés de tout ce qui leur était nécessaire ; aussi voyageaient-ils à leur gré, dressant leurs tentes quand bon leur semblait.
Le sixième jour après leurs adieux au Roi, ils traversèrent un bois qui descendait des collines au pied des Montagnes de Brume défilant à présent sur leur droite. Au coucher du soleil, tandis qu’ils ressortaient en pays découvert, ils rattrapèrent un vieillard appuyé sur un bâton, vêtu de haillons de couleur grise ou blanc sale, avec un autre mendiant qui traînassait derrière lui en gémissant.
« Ho, Saruman ! dit Gandalf. Où vas-tu donc ? »
« Que t’importe où je vais ? répondit-il. Veux-tu encore dicter mes allées et venues, et n’es-tu pas satisfait de me voir en disgrâce ? »
« Tu connais les réponses, dit Gandalf ; non et non. Mais dans tous les cas, le temps de mes labeurs tire aujourd’hui à sa fin. Le Roi a repris le fardeau. Si tu avais attendu à Orthanc, tu l’aurais vu, et il t’aurait montré sagesse et clémence. »
« Raison de plus pour être parti avant, dit Saruman ; car je ne désire de lui aucune des deux. En fait, si tu souhaites une réponse à ta première question, je cherche à quitter son royaume par le chemin le plus court. »
« Eh bien, tu te diriges encore du mauvais côté, dit Gandalf, et ton voyage me semble voué à l’échec. Mais dédaigneras-tu notre aide ? Car nous te l’offrons. »
« Vous me l’offrez ? dit Saruman. Non, épargne-moi ce sourire, de grâce ! Je préfère tes froncements de sourcils. Quant à cette Dame ici présente, je ne lui fais pas confiance : elle m’a toujours détesté, non contente de comploter en ta faveur. Je ne doute pas qu’elle vous ait amené ici pour mieux se réjouir de mon indigence. Si j’avais su que vous me poursuiviez, je vous aurais refusé ce plaisir. »
« Saruman, dit Galadriel, nous avons d’autres affaires et d’autres soucis plus urgents que de courir après vous. Dites plutôt que la bonne fortune vous a rattrapé ; car voici qu’une dernière chance vous est offerte. »