Les voyageurs restèrent à Brie toute la journée du lendemain ; et M. Fleurdebeurre ne put se plaindre, pour une fois, des affaires qu’il fit ce soir-là. La curiosité eut raison de toutes les craintes, et l’endroit était bondé. Par politesse, dans la soirée, les hobbits visitèrent quelque temps la Salle Commune et répondirent à bon nombre de questions. Brie ayant la mémoire longue, on demanda maintes fois à Frodo s’il avait fini par écrire son livre.
« Pas encore, répondit-il. Je retourne à présent chez moi mettre de l’ordre dans mes notes. » Il promit de rendre compte des incroyables événements survenus à Brie, question de donner un peu d’intérêt à un livre qui semblait devoir traiter avant tout des affaires lointaines et moins importantes qui se brassaient « là-bas dans le Sud ».
Puis une jeune personne réclama une chanson. Mais à ce moment, un silence tomba, suivi de regards réprobateurs, et l’appel ne fut pas repris. Personne, à l’évidence, ne souhaitait voir d’étranges événements se répéter dans la Salle Commune.
Aucun désordre le jour ni aucun son la nuit ne vint troubler la paix de Brie tant que les voyageurs y demeurèrent ; mais ils se levèrent tôt le lendemain, souhaitant arriver avant la nuit dans le Comté, car le temps était encore pluvieux, et c’était une longue chevauchée. Les gens de Brie étaient tous sortis pour les voir partir. Ils étaient d’humeur plus gaie qu’ils ne l’avaient été en un an ; et ceux qui n’avaient pas encore vu les étrangers dans leur accoutrement complet les regardèrent bouche bée : Gandalf, avec sa barbe blanche et la lumière qui semblait émaner de lui, comme si sa longue cape bleue n’était qu’un nuage devant l’éclat du soleil ; et les quatre hobbits, tels des cavaliers en errance, sortis de contes presque disparus des mémoires. Même ceux qui s’étaient joyeusement moqués de toutes les rumeurs au sujet du Roi, commencèrent à se dire qu’il y avait peut-être là un fond de vérité.
« Eh bien, bonne chance sur la route, et bonne chance pour le retour à la maison ! dit M. Fleurdebeurre. J’aurais dû vous prévenir plus tôt, car tout ne va pas bien dans le Comté non plus, s’il y a du vrai dans ce qu’on entend. Il s’y passe des choses bizarres, à ce qu’on dit. Mais un clou chasse l’autre, et j’étais tout absorbé par mes propres ennuis. Reste que, si je puis me permettre, vous êtes revenus transformés de vos voyages, et vous m’avez l’air de gens capables de prendre les choses en main. Je ne doute pas que vous aurez vite fait de tout arranger. Je vous souhaite bonne chance ! Et plus vous reviendrez souvent, plus vous me rendrez heureux. »
Ils lui dirent adieu et s’en furent à cheval, prenant la Porte de l’Ouest et le chemin du Comté. Bill le poney alla avec eux et, comme auparavant, il reçut son lot de bagages ; mais il trottait auprès de Sam et semblait bien content.
« Je me demande à quoi le vieux Filibert faisait allusion », dit Frodo.
« J’en devine un bout, répondit Sam d’un air sombre. Ce que j’ai vu dans le Miroir : des arbres coupés et tout, et mon vieil ancêtre chassé de la Rue. J’aurais dû me dépêcher de rentrer. »
« Et quelque chose ne tourne pas rond dans le Quartier Sud, de toute évidence, dit Merry. Il y a pénurie générale d’herbe à pipe. »
« Qu’importe ce que c’est, dit Pippin, Lotho sera au fin fond de l’histoire : tu peux en être sûr. »
« Mêlé à l’histoire, mais pas au fin fond, dit Gandalf. Vous oubliez Saruman. Il a commencé à s’intéresser au Comté bien avant le Mordor. »
« Heureusement, vous êtes avec nous, dit Merry ; les choses seront vite arrangées. »
« Je suis avec vous pour le moment, dit Gandalf, mais bientôt, je ne le serai plus. Je ne vais pas dans le Comté. Vous devez régler ses affaires vous-mêmes ; c’est à cette fin qu’on vous a entraînés. Ne comprenez-vous pas ? Mon temps est passé : il ne m’appartient plus désormais de redresser les torts, ni d’aider les gens à le faire. Et quant à vous, mes chers amis, vous n’aurez besoin d’aucune aide. Vous êtes grands, à présent. Non seulement cela : vous êtes parmi
« Mais si vous voulez le savoir, je dois bientôt quitter la route. Je vais avoir une longue conversation avec Bombadil : une conversation comme je n’en ai pas eu de tout le temps que j’ai passé ici. C’est un amasseur de mousse, et j’ai été une pierre condamnée à rouler. Mais mes jours de roulement touchent à leur fin, et maintenant, nous aurons beaucoup à nous dire. »
Peu de temps après, ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient pris congé de Bombadil sur la Route de l’Est ; et ils espéraient, et croyaient à moitié qu’ils le trouveraient là, attendant de les saluer au passage. Mais il n’y avait aucun signe de lui ; et une brume grise flottait au sud sur les Coteaux des Tertres, tandis qu’un voile épais s’étendait sur la Vieille Forêt au loin.
Ils s’arrêtèrent, et Frodo regarda au sud d’un air mélancolique. « J’aimerais beaucoup revoir notre vieil ami, dit-il. Je me demande comment il va. »