« Peux pas dire que je serais fâché de voir ça, dit Robin en baissant la voix. Si on se mettait tous en colère d’un coup, ça pourrait donner quelque chose. Mais il y a ces Hommes, Sam, les Hommes du Chef. Il les envoie partout, s’il y a un de nous autres qui cherche à défendre les droits des petites gens, ils l’emmènent aux Troubliettes. Ils ont commencé par notre Boulette Farineuse, le vieux maire Will Piéblanc, et ils en ont pris bien d’autres. Ça a empiré ces derniers temps. Souvent ils les battent, maintenant. »
« Alors pourquoi tu fais leur sale besogne ? dit Sam avec colère. Qui t’a envoyé à Grenouillers ? »
« Personne. On reste ici dans la grande Maison des Connétables. On forme la Première Troupe du Quartier Est, maintenant. Il y a des centaines de Connétables en tout, et ils en veulent plus, avec toutes ces nouvelles règles. La plupart y sont contre leur gré, mais pas tous. Même dans le Comté, il y en a qui aiment se mêler des affaires des autres et faire les importants. Pire, il y en a quelques-uns qui espionnent pour le Chef et ses Hommes. »
« Ah ! C’est comme ça que vous avez entendu parler de nous, hein ? »
« C’est juste. On n’a plus le droit de rien envoyer par ce service, mais ils utilisent l’ancienne Poste Rapide, et ils gardent des courriers spéciaux à différents endroits. L’un d’eux est arrivé de Blanc-Sillons la nuit dernière avec un “message secret”, et un autre l’a relayé à partir d’ici. Et on a renvoyé un message cet après-midi, comme quoi il fallait vous arrêter et vous emmener à Belleau, pas directement aux Troubliettes. Le Chef veut vous voir au plus vite, de toute évidence. »
« L’envie lui passera quand M. Frodo en aura fini avec lui », dit Sam.
La Maison des Connétables de Grenouillers était aussi horrible que celle du Pont. Elle ne comptait qu’un étage, mais elle avait les mêmes fenêtres étroites, et elle était faite de briques pâles et laides et mal posées. L’intérieur était humide, sans charme, et le souper fut servi sur une longue table nue qui n’avait pas été frottée depuis plusieurs semaines. La nourriture ne méritait pas de meilleur décor, et les voyageurs furent bien contents de quitter l’endroit. Il y avait environ dix-huit milles à faire jusqu’à Belleau, et ils se mirent en route à dix heures du matin. Ils seraient partis plus tôt, si le retard n’avait si visiblement agacé le chef de troupe. Le vent d’ouest était passé au nord et devenait de plus en plus froid, mais la pluie avait cessé.
Ce fut une cavalcade plutôt comique qui quitta alors le village, bien que les rares personnes venues observer l’« attifage » des voyageurs ne fussent pas trop sûres s’il était permis de rire. Une douzaine de Connétables avaient été désignés pour escorter les « prisonniers » ; mais Merry les fit marcher en tête, tandis que Frodo et ses amis chevauchaient en queue. Merry, Pippin et Sam étaient donc confortablement assis, riant, chantant et bavardant, pendant que les Connétables avançaient à pas lourds d’un air qui se voulait sérieux et important. Frodo se tenait néanmoins silencieux, la mine plutôt triste et songeuse.
La dernière personne qu’ils passèrent était un solide petit vieux occupé à tailler une haie. « Tiens, tiens ! fit-il, gouailleur. Qui c’est qui a arrêté qui ? »
Deux des Connétables quittèrent immédiatement la file pour aller vers lui. « Chef de troupe ! dit Merry. Ramenez tout de suite vos compères à leurs rangs, si vous ne voulez pas que je m’occupe d’eux ! »
Les deux hobbits, sèchement rappelés par leur chef, obéirent de mauvais gré. « Allons, en route ! » ordonna Merry, après quoi les voyageurs s’assurèrent que le train des poneys soit assez vif pour faire avancer les Connétables aussi vite qu’ils le pouvaient. Le soleil reparut et, malgré la fraîcheur du vent, ils ne tardèrent pas à suer et à souffler.
À la Pierre des Trois Quartiers, ils renoncèrent. Ils avaient marché sur près de quatorze milles avec une seule pause à midi. Il était à présent trois heures. Ils avaient faim, leurs pieds les faisaient souffrir, et ils ne pouvaient tenir l’allure.
« Eh bien, venez à votre rythme ! dit Merry. Nous, nous continuons. »
« Salut, l’ami Robin ! dit Sam. Je t’attends à la porte du
« C’est un bris d’arrestation, voilà ce que c’est, dit le chef de troupe, tout penaud. Je ne peux répondre de vous. »
« Nous briserons encore pas mal de choses, et vous n’aurez pas à répondre non plus, dit Pippin. Bonne chance à vous ! »