Ils regagnèrent ensemble la Ferté ; mais une fois attablé dans la grand-salle, Aragorn resta quelque temps silencieux, et les autres attendirent. « Allons ! dit enfin Legolas. Parlez, soulagez votre cœur et libérez-vous de l’ombre ! Qu’est-il arrivé depuis l’aube grise qui nous a vus revenir dans ce sinistre endroit ? »
« Une lutte, pour moi, encore plus sinistre que la bataille de la Ferté-au-Cor, répondit Aragorn. J’ai regardé dans la Pierre d’Orthanc, mes amis. »
« Vous avez regardé dans cette maudite pierre de sorcellerie ! » s’exclama Gimli. La crainte et l’étonnement se lisaient sur ses traits. « Avez-vous dit quoi que ce soit à… lui ? Même Gandalf redoutait cette confrontation. »
« Vous oubliez à qui vous parlez, dit sévèrement Aragorn, et ses yeux étincelèrent. Que craignez-vous que je lui dise ? N’ai-je pas ouvertement proclamé mon titre devant les portes d’Edoras ? Non, Gimli », dit-il d’une voix adoucie. Et la sévérité quitta son visage, et ils virent un homme aguerri aux peines de maintes nuits sans sommeil. « Non, mes amis, je suis le maître légitime de la Pierre, et j’avais non seulement le droit mais aussi la force de m’en servir, du moins le pensais-je. Le droit m’était acquis. La force… me fut tout juste suffisante. »
Il respira profondément. « La lutte a été rude, et j’en ressens encore la fatigue. Je ne lui ai adressé aucune parole, et j’ai fini par lui arracher la Pierre pour l’assujettir à ma volonté. Cela seul, il aura peine à le souffrir. Et il m’a vu. Oui, maître Gimli, il m’a vu, mais sous un autre aspect que celui que vous me connaissez. Si cela lui sert, j’aurai mal fait. Mais je ne le crois pas. Le fait de savoir que j’existe et que je parcours la terre lui a porté un dur coup, m’est avis ; car jusqu’à présent, il l’ignorait. Les yeux à Orthanc n’ont pas vu à travers l’armure de Théoden ; mais Sauron n’a pas oublié Isildur et l’épée d’Elendil. Or, à l’heure de ses grands desseins, l’héritier d’Isildur et l’Épée lui sont révélés ; car je lui ai montré la lame reforgée. Il n’est pas encore si puissant que rien ne puisse lui faire peur ; non, le doute le ronge sans cesse. »
« Mais son empire n’en est pas moins grand, dit Gimli ; et maintenant, il se dépêchera de frapper. »
« Le coup précipité s’égare souvent, dit Aragorn. Il faut presser notre Ennemi sans plus attendre qu’il se décide. Voyez-vous, mes amis, après m’être rendu maître de la Pierre, j’ai appris bien des choses. J’ai vu une grave menace qui doit bientôt surprendre le Gondor par le Sud, et qui détournera une grande partie de la force qui défend Minas Tirith. Si elle n’est pas rapidement contrée, j’estime que la Cité sera perdue d’ici dix jours. »
« Sa perte est donc certaine, dit Gimli. Car quelle aide pouvons-nous envoyer là-bas, et comment pourrait-elle y parvenir à temps ? »
« Je ne puis envoyer aucune aide ; je dois donc m’y rendre moi-même, dit Aragorn. Mais il n’est qu’une route à travers les montagnes qui puisse m’amener aux régions côtières avant que tout soit perdu. Ce sont les Chemins des Morts. »
« Les Chemins des Morts ! dit Gimli. Ce nom est de sinistre augure ; et il ne plaît guère aux Hommes du Rohan, à ce que je constate. Les vivants peuvent-ils suivre une telle route sans y laisser leur vie ? Et même si vous la passiez, que pourrait un si petit nombre contre les assauts du Mordor ? »
« Les vivants n’ont jamais pris cette route depuis la venue des Rohirrim, dit Aragorn, car elle leur est fermée. Mais en cette heure funeste, l’héritier d’Isildur peut l’emprunter, s’il l’ose. Écoutez ! Voici les paroles que m’ont transmises les fils d’Elrond de leur père à Fendeval, le plus grand de tous les maîtres en tradition :
« Et que sont donc les mots du voyant ? » demanda Legolas.
« Ainsi parla Malbeth le Voyant au temps d’Arvedui, dernier roi de Fornost », dit Aragorn :